Cour de justice de l’Union européenne, le 19 novembre 2019, n°C-585/18

Par un arrêt rendu en grande chambre le 19 novembre 2019, la Cour de justice de l’Union européenne a précisé les contours de l’exigence d’indépendance juridictionnelle, valeur fondatrice de l’Union consacrée à l’article 2 du traité sur l’Union européenne. Saisie sur renvoi préjudiciel par une chambre de la Cour suprême de Pologne, la Cour était amenée à se prononcer sur la conformité au droit de l’Union de réformes judiciaires d’envergure menées dans cet État membre. Ces réformes avaient notamment abaissé l’âge de départ à la retraite des juges de la Cour suprême et institué une nouvelle chambre disciplinaire dotée d’une compétence exclusive pour statuer sur les litiges relatifs au statut de ces magistrats, y compris leur mise à la retraite. La composition de l’organe chargé de proposer la nomination des juges, le Conseil national de la magistrature, avait également été modifiée, ses membres issus de la magistrature étant désormais élus par le pouvoir législatif.

Des juges de la Cour suprême et d’une juridiction administrative, affectés par la nouvelle législation sur l’âge de leur retraite, ont contesté ces mesures devant la chambre du travail et des assurances sociales de la Cour suprême. Cette dernière, nourrissant des doutes sérieux sur l’indépendance de la nouvelle chambre disciplinaire à qui la loi attribuait pourtant la compétence exclusive pour connaître de tels litiges, a interrogé la Cour de justice. Elle lui a demandé, en substance, si une instance juridictionnelle créée dans de telles conditions, dont les membres sont nommés sur proposition d’un organe dont l’indépendance vis-à-vis des pouvoirs exécutif et législatif est sujette à caution, peut être qualifiée de tribunal indépendant au sens du droit de l’Union. La juridiction de renvoi s’interrogeait également sur les conséquences à tirer d’une éventuelle réponse négative, notamment sur son obligation de laisser inappliquée la règle de compétence nationale pour garantir une protection juridictionnelle effective.

La Cour de justice répond que l’article 47 de la Charte des droits fondamentaux s’oppose à ce que des litiges relevant du droit de l’Union soient de la compétence exclusive d’une instance qui ne constitue pas un tribunal indépendant et impartial. Elle précise qu’une telle situation se présente lorsque « les conditions objectives dans lesquelles a été créée l’instance concernée et les caractéristiques de celle-ci ainsi que la manière dont ses membres ont été nommés sont de nature à engendrer des doutes légitimes, dans l’esprit des justiciables, quant à l’imperméabilité de cette instance à l’égard d’éléments extérieurs ». Si le juge national parvient à une telle conclusion, le principe de primauté du droit de l’Union lui impose d’écarter la disposition nationale attribuant la compétence exclusive à cette instance.

La solution de la Cour de justice est remarquable en ce qu’elle confie au juge national la mission de procéder à une évaluation concrète de l’indépendance juridictionnelle (I), tout en lui fournissant les outils pour assurer la sanction effective de toute atteinte à cette exigence fondamentale (II).

I. La définition d’un contrôle concret de l’indépendance juridictionnelle

La Cour de justice, pour déterminer si une instance satisfait à l’exigence d’indépendance, développe une méthode d’analyse reposant sur un faisceau d’indices objectifs (A) où l’indépendance de l’organe de nomination des juges joue un rôle prépondérant (B).

A. Les critères d’une appréciation globale de l’indépendance

La Cour rappelle que l’exigence d’indépendance, inhérente à la mission de juger, relève du contenu essentiel du droit à une protection juridictionnelle effective. Elle réitère sa jurisprudence constante selon laquelle cette exigence comporte un aspect externe, qui postule que l’instance exerce ses fonctions à l’abri de pressions extérieures, et un aspect interne, lié à l’impartialité. Ces garanties visent à écarter « tout doute légitime, dans l’esprit des justiciables, quant à l’imperméabilité de ladite instance à l’égard d’éléments extérieurs et à sa neutralité par rapport aux intérêts qui s’affrontent ».

L’apport majeur de la décision réside dans la systématisation des éléments que le juge national doit prendre en considération. Il ne s’agit pas d’évaluer chaque élément isolément, mais de procéder à une appréciation d’ensemble. La Cour énumère ainsi plusieurs circonstances pertinentes : l’attribution d’une compétence exclusive à une chambre nouvellement créée pour statuer sur le statut des juges, dans un contexte de réformes contestées de ce même statut ; la composition de cette chambre, exclusivement formée de juges nouvellement nommés ; ou encore le degré particulièrement élevé d’autonomie organisationnelle et fonctionnelle dont elle jouit au sein de la juridiction suprême. La combinaison de ces facteurs peut ainsi fonder un doute légitime sur l’indépendance de l’organe, quand bien même aucun de ces éléments, pris isolément, ne serait en soi décisif.

B. Le rôle central de l’organe de proposition des juges

Dans son analyse, la Cour de justice accorde une importance particulière à l’organe qui participe au processus de nomination des juges. L’intervention d’un conseil de la magistrature est en principe de nature à objectiver le processus de nomination et à encadrer le pouvoir discrétionnaire de l’autorité de nomination. Toutefois, la Cour pose une condition essentielle : cette contribution positive n’est possible qu’à la condition « que ledit organe soit lui-même suffisamment indépendant des pouvoirs législatif et exécutif ». L’indépendance de l’instance qui propose les juges devient ainsi une condition de l’indépendance des juges qu’elle sélectionne.

Pour évaluer cette indépendance, la juridiction nationale doit examiner un ensemble d’éléments factuels et juridiques. La Cour souligne la pertinence de la réforme ayant conduit à ce que les membres juges du Conseil national de la magistrature polonais ne soient plus élus par leurs pairs, mais par le pouvoir législatif. Elle mentionne aussi le raccourcissement du mandat des membres précédents de ce conseil. De plus, la Cour invite la juridiction de renvoi à vérifier si le contrôle juridictionnel exercé sur les résolutions de cet organe, notamment celles présentant des candidats à des postes de juge, est effectif. L’absence de recours ou un recours d’une portée trop limitée pourrait révéler une défaillance systémique, renforçant les doutes sur l’indépendance du processus dans son ensemble.

II. L’obligation pour le juge national d’assurer l’effectivité du droit à un tribunal indépendant

Dès lors que le juge national conclut à un défaut d’indépendance, la Cour de justice en tire des conséquences radicales, lui imposant de neutraliser la règle de compétence nationale non conforme (A) en vertu du principe de primauté, érigé en instrument de restauration de l’ordre juridictionnel (B).

A. L’inapplication de la règle de compétence comme sanction de la non-conformité

La Cour établit un lien direct entre le constat du défaut d’indépendance d’une instance et la violation du droit à un recours effectif garanti par l’article 47 de la Charte. Elle juge qu’une disposition nationale conférant une compétence exclusive à une instance ne satisfaisant pas aux exigences d’indépendance et d’impartialité « méconnaîtrait le contenu essentiel du droit à un recours effectif ». La sanction est donc inéluctable : cette instance ne peut valablement exercer la compétence qui lui est attribuée pour des litiges où le droit de l’Union est en jeu.

Cette solution confère un pouvoir et une responsabilité considérables au juge national qui n’est pas l’organe désigné par la loi. C’est à lui qu’il revient de mener les appréciations factuelles et juridiques complexes nécessaires pour évaluer l’indépendance d’une autre juridiction. S’il conclut à un défaut d’indépendance, il ne s’agit pas d’une simple faculté, mais bien d’une obligation de réagir pour garantir les droits que les justiciables tirent du droit de l’Union. La protection juridictionnelle effective cesse d’être une simple aspiration pour devenir une réalité tangible, dont le juge national est le premier garant.

B. Le principe de primauté, instrument de rétablissement de la protection juridictionnelle

Pour rendre cette sanction opératoire, la Cour de justice mobilise le principe de primauté du droit de l’Union. Conformément à une jurisprudence bien établie, elle rappelle que le juge national a l’obligation d’assurer le plein effet des normes de l’Union, « en laissant au besoin inappliquée, de sa propre autorité, toute disposition contraire de la législation nationale ». L’article 47 de la Charte étant d’effet direct, il doit être appliqué par le juge national même à l’encontre d’une loi nationale postérieure, sans qu’il ait à attendre une intervention du législateur.

La Cour ne se contente pas d’imposer une obligation négative d’écarter la norme nationale. Elle offre une solution constructive pour éviter tout déni de justice. Elle précise que le litige doit alors être tranché « par une juridiction répondant à ces mêmes exigences et qui serait compétente dans le domaine concerné si ladite disposition n’y faisait pas obstacle ». Le juge national doit donc identifier l’instance qui aurait été compétente avant la modification législative litigieuse. Le principe de primauté n’est plus seulement un mécanisme de résolution des conflits de normes ; il devient un outil permettant de réorganiser la compétence juridictionnelle interne afin d’assurer la continuité de la protection des droits et la préservation de l’État de droit.

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Hassan KOHEN
Avocat Associé

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