La Cour de justice de l’Union européenne a rendu, dans une affaire opposant une fédération de fabricants de cartouches d’encre à une société commercialisant des cartouches remanufacturées, une décision essentielle en matière de droit des marques et de libre circulation des marchandises. Les faits à l’origine du litige concernent la pratique consistant à remettre sur le marché des cartouches d’encre usagées après les avoir remplies à nouveau. La société qui se livrait à cette activité se voyait reprocher par la fédération, titulaire de la marque apposée sur les cartouches, une violation de ses droits exclusifs. La fédération soutenait que la simple recharge des cartouches ne constituait pas une « remise à neuf » justifiant une nouvelle commercialisation sous la même marque, et que cette pratique portait atteinte à la fonction de garantie d’origine de sa marque.
La procédure a débuté devant les juridictions allemandes. Le Bundesgerichtshof, saisi en dernière instance, a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour de justice plusieurs questions préjudicielles. Ces questions visaient à déterminer si le droit des marques, tel qu’interprété par la directive sur les marques, permettait à un titulaire de s’opposer à la commercialisation de cartouches d’encre portant sa marque, qui ont été remplies à nouveau par un tiers. Il s’agissait donc de clarifier la portée du principe de l’épuisement du droit sur la marque dans le contexte spécifique de produits destinés à être rechargés. La question de droit soumise à la Cour était donc de savoir si la simple recharge d’une cartouche d’encre, sans modification substantielle de son état extérieur ou de sa présentation, permet au titulaire de la marque de s’opposer à la remise en circulation du produit sous cette marque, en invoquant une modification ou une altération du produit.
À cette question, la Cour de justice répond par la négative, affirmant que le titulaire d’une marque ne peut s’opposer à la commercialisation ultérieure d’une cartouche d’encre portant sa marque au seul motif qu’elle a été rechargée par un tiers. Pour la Cour, le principe de l’épuisement du droit conféré par la marque, consacré à l’article 7, paragraphe 1, de la directive 89/104/CEE, s’applique pleinement. Elle précise que le titulaire ne peut retrouver son droit d’opposition que s’il justifie de « motifs légitimes », notamment si « l’état du produit sur lequel la marque est apposée a été modifié ou altéré après sa mise sur le marché ». Or, la simple recharge d’une cartouche ne constitue pas, en soi, une telle modification ou altération. Cette solution s’inscrit dans une logique de conciliation entre la protection des droits de propriété intellectuelle et les impératifs de la libre circulation des marchandises et de la libre concurrence.
I. La consécration d’une conception stricte de l’altération du produit
La Cour de justice, en rejetant le pourvoi, affine les contours de la notion de « motif légitime » permettant à un titulaire de marque de faire exception à la règle de l’épuisement de son droit. Elle distingue clairement la recharge d’un produit de sa modification substantielle (A), tout en réaffirmant le rôle central de la marque comme garantie de l’identité d’origine du produit (B).
A. Le rechargement, une opération distincte de la modification
La décision commentée établit un seuil d’intervention clair pour le tiers reconditionneur. En jugeant que le simple fait de remplir à nouveau une cartouche d’encre ne constitue pas une altération du produit, la Cour opère une distinction pragmatique. Elle considère que tant que l’aspect extérieur du produit et sa présentation initiale ne sont pas affectés, le produit lui-même n’est pas considéré comme « modifié ». Cette approche s’écarte d’une vision extensive de la protection qui lierait l’intégrité du produit à celle de son consommable initial. La Cour indique ainsi que « le remplacement de l’encre dans une cartouche usagée ne saurait être assimilé à une modification de la cartouche elle-même ».
Cette interprétation restrictive protège le marché de l’occasion et du reconditionnement, qui est un corollaire indispensable de la libre circulation des biens. Admettre la solution inverse aurait abouti à octroyer au titulaire de la marque un monopole non seulement sur la première mise en circulation du contenant, mais également sur l’ensemble de ses usages futurs. Une telle position aurait eu pour effet de cloisonner le marché et de limiter artificiellement la concurrence sur le secteur des consommables, au détriment tant des entreprises spécialisées dans la recharge que des consommateurs finaux. La Cour refuse donc de faire du droit des marques un instrument de contrôle du cycle de vie complet d’un produit.
B. La fonction de garantie d’origine de la marque préservée
En limitant l’exception de l’épuisement aux seules modifications ou altérations effectives du produit, la Cour ne sacrifie pas pour autant la fonction essentielle de la marque. La décision rappelle implicitement que le droit d’opposition renaît dès lors que la présentation du produit rechargé est de nature à créer une fausse impression sur son origine. Le titulaire peut ainsi s’opposer à la re-commercialisation si le reconditionnement est opéré de telle manière que le consommateur pourrait croire que c’est le titulaire de la marque lui-même qui a procédé à la recharge. La Cour insiste sur le fait que la marque doit continuer à garantir « que tous les produits qu’elle désigne ont été fabriqués sous le contrôle d’une entreprise unique à laquelle peut être attribuée la responsabilité de leur qualité ».
Le critère réside donc dans la perception du consommateur d’attention moyenne. La solution n’interdit pas au titulaire d’agir si l’emballage du produit rechargé, ou l’absence d’indication claire quant à l’intervention du tiers, induit en erreur sur la provenance de l’opération de remplissage. La Cour maintient ainsi un équilibre : le droit des marques protège l’information du consommateur quant à l’identité du fabricant du produit initial, mais il n’a pas vocation à l’informer sur toutes les interventions ultérieures subies par ce produit, sauf si celles-ci sont de nature à altérer sa substance ou à tromper sur leur auteur.
II. La portée de la décision pour le marché du reconditionnement
La solution rendue par la Cour de justice a des implications économiques et juridiques significatives. Elle favorise l’émergence et la consolidation d’un marché secondaire concurrentiel pour les consommables (A), tout en fixant les limites de l’intervention des tiers reconditionneurs pour assurer une concurrence loyale (B).
A. La légitimation d’un modèle économique concurrentiel
En validant la pratique de la recharge, la Cour de justice offre un fondement juridique solide aux entreprises dont le modèle économique repose sur le reconditionnement de produits de marque. Cette décision est un signal fort en faveur d’une économie plus circulaire, où la réutilisation de produits est encouragée. Elle permet de contester les stratégies de certaines entreprises visant à utiliser le droit de la propriété intellectuelle pour empêcher le développement d’un marché de la réparation ou du rechargement. Sur le plan économique, la solution favorise une baisse des prix pour le consommateur, qui bénéficie d’une alternative aux produits neufs vendus par les fabricants d’origine.
La portée de cet arrêt dépasse le seul secteur des cartouches d’encre. Il fournit un cadre d’analyse applicable à de nombreux autres produits pour lesquels un marché du reconditionnement existe ou pourrait se développer, tels que les pièces détachées automobiles, les appareils électroniques ou encore les batteries. La jurisprudence de la Cour vient ainsi limiter les possibilités pour les titulaires de marques d’invoquer leurs droits pour s’opposer à des pratiques commerciales qui, sans nuire à la fonction de la marque, stimulent la concurrence et prolongent la durée de vie des produits. C’est donc une contribution majeure à l’articulation entre le droit de la concurrence et le droit des marques.
B. Les obligations d’information pesant sur le reconditionneur
Si la Cour facilite la re-commercialisation de produits rechargés, elle n’exonère pas pour autant le reconditionneur de ses obligations de loyauté. La décision sous-entend que pour éviter de tomber sous le coup des « motifs légitimes », le tiers doit agir en toute transparence. L’arrêt précise en effet que le droit d’opposition du titulaire peut renaître si la remise en circulation « porte atteinte à la réputation de la marque ». Une telle atteinte pourrait être caractérisée si le produit rechargé est de qualité inférieure et que le consommateur attribue, à tort, cette mauvaise qualité au titulaire de la marque.
Il en découle que le reconditionneur a tout intérêt à informer clairement le public qu’il est l’auteur de la recharge, par exemple en apposant sa propre marque ou une mention explicite sur l’emballage. En agissant ainsi, il assume la responsabilité de son intervention et prévient tout risque de confusion dans l’esprit du consommateur. La décision encourage donc une pratique de co-marquage ou d’étiquetage informatif, qui permet de concilier la fluidité du marché secondaire avec l’impératif de transparence et de protection de la réputation attachée à la marque d’origine. La solution assure ainsi un équilibre subtil, protégeant la concurrence tout en responsabilisant ses acteurs.