Cour de justice de l’Union européenne, le 2 avril 2020, n°C-715/17

Par un arrêt du 2 avril 2020, la Cour de justice de l’Union européenne, réunie en troisième chambre, a statué sur trois recours en manquement introduits par la Commission européenne à l’encontre de trois États membres. Ces recours concernaient le refus de ces États de se conformer aux obligations découlant des décisions (UE) 2015/1523 et 2015/1601, adoptées en réponse à la crise migratoire de 2015. Ces décisions instauraient un mécanisme provisoire de relocalisation de demandeurs de protection internationale depuis l’Italie et la Grèce vers les autres États membres, dans un esprit de solidarité et de partage équitable des responsabilités.

En l’espèce, à la suite de l’afflux massif de migrants en 2015, le Conseil a adopté deux décisions pour soulager la pression sur les systèmes d’asile grec et italien. Un État membre n’a pris aucun engagement de relocalisation, tandis que les deux autres ont cessé de le faire après avoir accueilli un nombre très limité de demandeurs, ou aucun. La Commission, après plusieurs avertissements et une procédure précontentieuse, a saisi la Cour en manquement, arguant que ces États n’avaient pas respecté leurs obligations d’indiquer régulièrement un nombre de demandeurs à relocaliser, en violation de l’article 5, paragraphe 2, desdites décisions, et par conséquent, leurs obligations ultérieures de relocalisation. Les États membres défendeurs ont justifié leur inaction en invoquant, d’une part, les responsabilités leur incombant en matière de maintien de l’ordre public et de sauvegarde de la sécurité intérieure en vertu de l’article 72 du TFUE, et d’autre part, le dysfonctionnement et l’inefficacité du mécanisme de relocalisation.

La question de droit posée à la Cour était donc de savoir si un État membre peut unilatéralement se soustraire à des obligations contraignantes issues du droit dérivé de l’Union en invoquant des menaces pour sa sécurité nationale ou des défaillances pratiques du mécanisme institué. La Cour a répondu par la négative, constatant les manquements des trois États membres. Elle a jugé que si les États conservent des prérogatives en matière de sécurité, celles-ci doivent s’exercer dans le cadre prévu par les actes de l’Union, et non en opposition à ceux-ci. La Cour a ainsi estimé que les décisions prévoyaient explicitement la possibilité de refuser la relocalisation d’un demandeur au cas par cas pour des motifs sécuritaires, après une évaluation individualisée. Par conséquent, un refus général et abstrait de se conformer au mécanisme était illégal.

La solution de la Cour réaffirme avec fermeté la prééminence du droit de l’Union et le caractère obligatoire de ses actes (I), tout en précisant que le principe de solidarité doit s’appliquer dans le respect d’un cadre procédural strict qui organise l’équilibre avec les impératifs de sécurité (II).

I. La réaffirmation de la primauté du droit de l’Union face aux prérogatives nationales

La Cour rappelle que les obligations découlant d’un acte de l’Union sont contraignantes et ne sauraient être paralysées par des considérations unilatérales. Elle confirme ainsi le caractère inconditionnel des engagements de relocalisation (A) et encadre rigoureusement la possibilité d’invoquer la sécurité nationale comme motif de dérogation (B).

A. Le caractère inconditionnel de l’obligation initiale de coopération

La Cour constate que les États membres ont manqué à l’obligation, prévue à l’article 5, paragraphe 2, de chaque décision, d’indiquer « à intervalles réguliers, et au moins tous les trois mois, le nombre de demandeurs pouvant faire rapidement l’objet d’une relocalisation sur leur territoire ». Elle souligne que cette première étape de la procédure de relocalisation constitue une obligation claire et inconditionnelle. Le refus de prendre de tels engagements de principe vicie l’ensemble du processus et constitue en lui-même un manquement, car il rend impossible la mise en œuvre des étapes ultérieures.

Le raisonnement de la Cour repose sur la logique séquentielle du mécanisme : les évaluations sécuritaires individualisées ne peuvent intervenir qu’après l’identification de demandeurs potentiels par l’Italie ou la Grèce, elle-même conditionnée par les engagements préalables des États membres de relocalisation. En refusant de s’engager, les États défendeurs ont empêché le déclenchement même de la procédure qui leur aurait permis d’exercer leur droit de contrôle. La Cour précise que l’absence d’identification des demandeurs au stade initial de la procédure « rendait impossible toute appréciation individualisée du risque qu’ils auraient pu représenter pour l’ordre public ou la sécurité nationale dudit État membre ». La coopération loyale imposait donc de participer à la première phase du mécanisme, quitte à exercer un contrôle strict par la suite.

B. L’interprétation stricte de la clause de sécurité nationale

Face à l’argument principal des États défendeurs tiré de l’article 72 du TFUE, la Cour procède à une analyse rigoureuse. Elle admet qu’il appartient aux États membres d’assurer le maintien de l’ordre public et la sauvegarde de la sécurité intérieure. Cependant, elle rappelle qu’une telle prérogative ne saurait « conférer aux États membres le pouvoir de déroger aux dispositions du traité par la seule invocation de ces responsabilités ». Toute dérogation au droit de l’Union doit être interprétée strictement et sa nécessité doit être prouvée par l’État qui s’en prévaut.

Or, en l’espèce, les décisions de relocalisation contenaient leur propre mécanisme de sauvegarde. L’article 5, paragraphe 7, de chaque décision permettait à un État membre de refuser la relocalisation d’un demandeur spécifique pour des « motifs raisonnables de considérer que celui-ci représente un danger pour la sécurité nationale ou l’ordre public ». Cette disposition offrait une large marge d’appréciation aux autorités nationales, mais elle imposait une évaluation au cas par cas, fondée sur des éléments objectifs et précis. En opposant un refus général et préventif, les États membres ont ignoré ce cadre procédural et se sont placés en dehors du droit. La Cour conclut que le dispositif prévu par les décisions était suffisant pour concilier les exigences de solidarité avec les impératifs de sécurité, rendant l’invocation de l’article 72 du TFUE pour justifier une non-application totale des décisions manifestement disproportionnée.

II. La consécration du principe de solidarité dans un cadre procédural contraignant

Au-delà de la simple condamnation pour manquement, l’arrêt revêt une portée considérable en réaffirmant la centralité du principe de solidarité dans la politique d’asile (A) et en rejetant l’inefficacité pratique comme excuse pour se soustraire au droit (B).

A. Le principe de solidarité comme obligation juridique et non comme option politique

L’arrêt souligne que le principe de solidarité et de partage équitable de responsabilités, énoncé à l’article 80 du TFUE, n’est pas une simple déclaration d’intention. Il constitue une base juridique qui régit la politique de l’Union en matière d’asile et impose des obligations concrètes aux États membres. Les décisions de 2015, adoptées sur le fondement de l’article 78, paragraphe 3, du TFUE pour faire face à une « situation d’urgence », étaient la matérialisation de ce principe. En refusant de les appliquer, les États membres n’ont pas seulement violé une règle technique, mais ont porté atteinte à l’un des fondements du système d’asile européen commun.

La Cour rappelle que les charges découlant de mesures provisoires comme celles-ci « doivent, en principe, être réparties entre tous les autres États membres ». En se soustrayant à leurs obligations, les États défendeurs ont fait peser une charge disproportionnée sur les autres participants au mécanisme, et en particulier sur les États en première ligne, contrecarrant ainsi directement l’objectif de solidarité poursuivi par les actes. Cet arrêt confère une valeur juridique forte à la solidarité, la transformant d’un concept politique flexible en une contrainte légale dont le respect peut être sanctionné par la Cour.

B. Le refus de l’inefficacité alléguée comme justification du manquement

L’un des États membres a soutenu que sa décision était justifiée par le « dysfonctionnement manifeste du système de relocalisation ». La Cour rejette fermement cet argument. Elle juge qu’un État membre ne peut « se fonder sur son appréciation unilatérale du manque allégué d’efficacité » pour se soustraire à des obligations juridiquement contraignantes. Les difficultés pratiques, telles que le manque de coopération des autorités d’un autre État membre ou des problèmes d’identification des demandeurs, ne sauraient justifier un manquement.

La Cour rappelle que de telles difficultés « devaient, le cas échéant, être résolues dans l’esprit de coopération et de confiance mutuelle » qui doit prévaloir entre les administrations nationales. Elle observe d’ailleurs que d’autres États membres ont réussi à mettre en œuvre le mécanisme malgré ces obstacles et que des ajustements pratiques ont été apportés au fil du temps. La portée de ce raisonnement est essentielle : il interdit aux États membres de se faire juges de l’opportunité ou de l’efficacité d’une législation européenne pour décider de l’appliquer ou non. Tout problème doit être traité à l’intérieur du système, par le dialogue et la coopération, et non par un retrait unilatéral qui met en péril l’intégrité de l’ordre juridique de l’Union.

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Hassan KOHEN
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