Cour de justice de l’Union européenne, le 2 avril 2020, n°C-830/18

Dans un arrêt rendu sur renvoi préjudiciel, la Cour de justice de l’Union européenne se prononce sur la compatibilité d’une législation régionale allemande avec le principe de libre circulation des travailleurs. En l’espèce, un élève de nationalité allemande, résidant en France mais scolarisé en Allemagne dans le Land de Rhénanie-Palatinat, s’est vu refuser la prise en charge de ses frais de transport scolaire par l’autorité locale compétente. Le motif de ce refus tenait à une disposition de la loi régionale subordonnant cet avantage à une condition de résidence sur le territoire de ce même Land. Saisi d’un recours de l’élève, le tribunal administratif de première instance avait jugé la décision contraire au droit de l’Union. L’autorité administrative ayant interjeté appel, la juridiction de renvoi, l’Oberverwaltungsgericht Rheinland-Pfalz, a décidé de surseoir à statuer afin de poser deux questions à la Cour de justice. Il s’agissait de déterminer, d’une part, si la condition de résidence litigieuse constituait une discrimination indirecte au sens de l’article 7, paragraphe 2, du règlement n° 492/2011, et, d’autre part, si une telle discrimination pouvait être justifiée par la nécessité d’assurer une organisation efficace du système scolaire. La Cour de justice répond par l’affirmative à la première question, considérant que la mesure est indirectement discriminatoire, et par la négative à la seconde, écartant la justification avancée par les autorités nationales. La solution de la Cour réaffirme ainsi une conception rigoureuse du principe d’égalité de traitement en matière d’avantages sociaux pour les travailleurs migrants.

La démonstration de la Cour s’articule en deux temps. Elle établit d’abord le caractère discriminatoire de la mesure nationale fondée sur une condition de résidence (I), avant de rejeter la justification tirée des nécessités d’organisation administrative (II).

I. La consécration d’une discrimination indirecte fondée sur la condition de résidence

La Cour de justice qualifie sans équivoque la mesure nationale de discriminatoire en se fondant sur une interprétation extensive des notions de travailleur migrant et d’avantage social (A), ce qui la conduit à considérer la condition de résidence comme intrinsèquement suspecte au regard du droit de l’Union (B).

A. L’application extensive des notions de travailleur migrant et d’avantage social

Pour que le principe d’égalité de traitement trouve à s’appliquer, la situation doit relever du champ d’application du droit de l’Union et concerner un avantage social. La Cour confirme que la mère de l’élève, bien que de nationalité allemande et travaillant en Allemagne, bénéficie du statut de travailleur migrant. En effet, la Cour rappelle qu’un ressortissant « ayant exercé sa liberté de circulation, il est donc en droit de se prévaloir, à l’encontre de l’État membre dont il a la nationalité, du règlement n° 492/2011 ». L’élément déterminant est le transfert de sa résidence en France, qui constitue l’élément de rattachement au droit de l’Union. Cette approche large permet d’inclure dans la protection conférée par le droit de l’Union les situations purement internes en apparence, dès lors qu’un élément d’extranéité, tel que la résidence, est présent.

Ensuite, la Cour qualifie la prise en charge du transport scolaire d’« avantage social » au sens de l’article 7, paragraphe 2, du règlement. Elle rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle cette notion « englobe tous les avantages qui sont liés ou non à un contrat d’emploi, généralement reconnus aux travailleurs nationaux du simple fait de leur résidence sur le territoire national, et dont l’extension aux travailleurs ressortissants d’autres États membres apparaît de nature à faciliter leur mobilité ». L’enfant du travailleur frontalier devient ainsi un bénéficiaire indirect de ce droit à l’égalité de traitement, la prise en charge des frais de transport étant de nature à faciliter la mobilité du parent travailleur.

B. La nature intrinsèquement discriminatoire de la condition de résidence

Une fois le champ d’application du règlement établi, la Cour examine si la condition de résidence est discriminatoire. Elle réitère sa position selon laquelle le principe d’égalité de traitement prohibe non seulement les discriminations directes fondées sur la nationalité, mais aussi les formes dissimulées qui, par l’application d’autres critères, aboutissent au même résultat. Or, une condition de résidence, bien qu’applicable sans distinction de nationalité, est « susceptible, par sa nature même, d’affecter davantage les travailleurs migrants que les travailleurs nationaux ». Les travailleurs frontaliers, qui par définition résident dans un autre État membre, sont les premiers affectés par une telle exigence.

La juridiction de renvoi s’interrogeait sur la pertinence de cette analyse, dès lors que la mesure excluait également les ressortissants allemands résidant dans d’autres Länder. La Cour écarte cet argument avec fermeté. Elle précise qu’il est « indifférent, aux fins de la qualification de discrimination indirecte, que la mesure nationale affecte, le cas échéant, aussi bien les ressortissants nationaux n’étant pas en mesure de respecter un tel critère que les travailleurs frontaliers ». La situation des nationaux non-résidents dans le Land relève d’une discrimination à rebours, qui n’est pas régie par le droit de l’Union. L’essentiel est que la mesure constitue une entrave à la libre circulation des travailleurs, ce qui est le cas en l’espèce.

II. Le rejet d’une justification fondée sur l’organisation du système scolaire

La Cour examine ensuite si la discrimination indirectement établie peut être justifiée par une raison impérieuse d’intérêt général. Elle écarte cette possibilité en contestant d’abord le lien entre la mesure et l’objectif invoqué (A), puis en jugeant la mesure disproportionnée par rapport aux difficultés qu’elle prétend résoudre (B).

A. L’absence d’un lien suffisamment direct entre la mesure et l’objectif légitime

La juridiction de renvoi suggérait que la condition de résidence pouvait se justifier par la nécessité d’assurer une organisation efficace du système scolaire. La Cour de justice admet que l’organisation de l’éducation peut constituer un objectif légitime. Cependant, elle constate que la législation en cause porte exclusivement sur l’organisation du transport scolaire et non sur le système éducatif lui-même. La Cour relève que « les dispositions nationales en cause au principal ne présentent pas un lien suffisamment étroit avec l’organisation du système scolaire pour qu’il puisse être considéré que ces dispositions poursuivent un tel objectif légitime ».

Pour étayer son raisonnement, elle souligne que la loi du Land prévoit elle-même la prise en charge des frais pour des élèves domiciliés sur son territoire mais scolarisés en dehors, ce qui « atteste que l’organisation du transport scolaire au niveau du Land et l’organisation du système scolaire au sein de ce Land ne sont pas nécessairement liées l’une à l’autre ». En dissociant ainsi les deux aspects, la Cour prive la justification de sa substance, la considérant comme un prétexte plutôt que comme la véritable finalité de la mesure.

B. Le caractère disproportionné de la mesure au regard des difficultés pratiques invoquées

À supposer même que l’objectif soit légitime et le lien établi, la mesure doit encore respecter le principe de proportionnalité, c’est-à-dire ne pas aller au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre le but visé. La juridiction nationale faisait état de difficultés pratiques pour déterminer l’établissement le plus proche et calculer les frais de transport pour un élève résidant à l’étranger. La Cour balaye cet argument, considérant que des difficultés d’ordre administratif ne sauraient justifier une entrave à une liberté fondamentale.

Elle affirme que le caractère indispensable de la mesure n’est pas démontré, dès lors que d’autres solutions moins restrictives pourraient être envisagées, comme la prise en compte d’un point fictif à la frontière pour le calcul des distances. En citant sa jurisprudence, elle rappelle que le fait que des mesures alternatives soient « plus délicates à mettre en œuvre par les autorités nationales ne suffit pas à justifier à lui seul l’atteinte portée à une liberté fondamentale garantie par le traité fue ». Cette conclusion réaffirme la primauté des libertés de circulation sur les considérations de pure convenance administrative, garantissant ainsi l’effet utile des droits conférés aux citoyens de l’Union.

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Hassan KOHEN
Avocat Associé

Hassan Kohen

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