Cour de justice de l’Union européenne, le 2 décembre 2004, n°C-226/03

Par un arrêt du 2 décembre 2004, la Cour de justice des Communautés européennes a précisé les contours de la notion d’irrégularité continue en matière de recouvrement de concours financiers communautaires. En l’espèce, une société avait bénéficié d’une aide pour la constitution d’une société mixte de pêche impliquant l’exploitation de trois navires dans les eaux d’un pays tiers pour une durée de trois ans. La Commission européenne a par la suite constaté que les conditions d’octroi n’avaient pas été respectées : deux navires avaient cessé leur activité avant le terme de la période convenue, et le troisième avait fait naufrage, événement dont la communication fut tardive et initialement erronée. La Commission a donc réduit le concours et exigé le remboursement partiel des sommes versées. La société bénéficiaire a saisi le Tribunal de première instance d’un recours en annulation, invoquant la prescription de l’action de la Commission. Le Tribunal a rejeté ce recours en qualifiant les manquements d’irrégularités continues, mais en retenant des points de départ distincts pour le calcul du délai de prescription, notamment en liant l’un d’eux à la date de communication de l’information exacte sur le naufrage. Saisie d’un pourvoi, la Cour de justice était ainsi amenée à se prononcer sur la détermination du point de départ du délai de prescription pour une irrégularité continue résultant du non-respect d’une obligation s’étalant dans le temps. La Cour a jugé que le manquement à une obligation d’exploitation d’une durée déterminée constitue une irrégularité continue qui ne prend fin qu’à l’expiration de la période d’engagement. Par conséquent, le délai de prescription ne commence à courir qu’à cette date pour l’ensemble des manquements, annulant ainsi la distinction opérée par le Tribunal tout en confirmant sa décision de rejet par une substitution de motifs.

Cette décision permet de consolider la définition de l’irrégularité continue en la rattachant à l’obligation principale (I), renforçant par là même la portée de l’action en recouvrement de la Commission (II).

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I. La consolidation de la notion d’irrégularité continue par son rattachement à l’obligation de fond

La Cour de justice opère une clarification bienvenue en définissant l’irrégularité continue non par les faits matériels successifs, mais par la nature même de l’engagement souscrit par le bénéficiaire. Elle ancre ainsi l’analyse dans la durée de l’obligation principale (A), ce qui la conduit logiquement à écarter une appréciation fondée sur des événements factuels annexes comme la communication d’informations erronées (B).

A. La qualification d’irrégularité continue fondée sur la durée de l’obligation

La solution retenue pour les deux navires ayant quitté prématurément les eaux du pays tiers illustre parfaitement le raisonnement de la Cour. Le Tribunal de première instance avait jugé que l’irrégularité, bien qu’ayant débuté avec le départ des navires, s’était poursuivie jusqu’à la fin de la période d’engagement de trois ans. La Cour de justice valide cette approche en précisant que « lorsque l’omission à l’origine de la violation de la disposition du droit communautaire concernée se poursuit, l’irrégularité est ‘continue’ ». Pour la Cour, le manquement ne réside pas dans l’acte ponctuel du départ des navires, mais dans l’inexécution persistante de l’obligation d’exploiter les ressources halieutiques durant la totalité de la période de trois ans.

Ainsi, l’irrégularité ne s’achève qu’au jour où l’engagement triennal arrive à son terme. La Cour confirme donc l’analyse selon laquelle « si l’irrégularité a bien commencé à cette époque, lorsque les navires en question ont quitté l’Angola, elle s’est poursuivie jusqu’à la fin de ladite période de trois ans ». Le point de départ du délai de prescription de quatre ans est donc fixé, pour ces manquements, à la date d’expiration de cet engagement, soit le 20 mai 1996. Cette approche assure une lecture cohérente de la réglementation en alignant la durée de l’irrégularité sur celle de l’obligation violée.

B. Le rejet d’une qualification fondée sur les manquements déclaratifs

La Cour de justice censure l’analyse du Tribunal s’agissant du navire ayant fait naufrage. Le Tribunal avait considéré que l’irrégularité continue liée à ce navire, consistant en un manquement au devoir d’information et de loyauté, n’avait pris fin qu’au jour où la société bénéficiaire avait communiqué la date exacte du sinistre, soit le 5 octobre 1999. Pour la Cour, il s’agit d’une erreur de droit. Elle estime que l’irrégularité principale ne réside pas dans la dissimulation ou la communication d’une information erronée, mais, comme pour les autres navires, dans le non-respect de l’obligation d’exploitation durant trois ans.

La Cour souligne que « l’irrégularité pertinente est le fait de n’avoir pas exploité les ressources halieutiques de l’Angola pendant trois ans avec le navire […] ou un navire de remplacement et n’est pas constituée par le naufrage dudit navire ». Le manquement déclaratif, bien que pouvant constituer une infraction distincte, est ici secondaire par rapport à l’inexécution de l’engagement de fond. En unifiant le critère de l’irrégularité, la Cour établit que le point de départ de la prescription doit être le même pour tous les aspects d’une même obligation de durée. Le délai pour l’irrégularité liée au navire naufragé a donc également commencé à courir le 20 mai 1996.

II. La portée renforcée de l’action en recouvrement de la Commission

En corrigeant l’erreur de droit du Tribunal tout en maintenant sa solution finale, la Cour de justice préserve l’efficacité de l’action de la Commission. Cette décision établit un point de départ unifié et prévisible pour la prescription (A) et illustre l’application pragmatique de la technique de la substitution de motifs pour garantir la sécurité juridique (B).

A. L’instauration d’un point de départ de prescription unifié et prévisible

En ramenant l’ensemble des manquements à une seule et même irrégularité continue prenant fin au terme de la période d’engagement, la Cour simplifie considérablement le calcul des délais de prescription. Cette unification évite une fragmentation de l’analyse qui dépendrait d’événements factuels multiples et parfois difficiles à dater, comme la découverte d’une information ou la rectification d’une déclaration. Le point de départ est désormais objectivement fixé à la date d’échéance de l’obligation de fond souscrite par le bénéficiaire.

Cette solution renforce la sécurité juridique tant pour les opérateurs économiques que pour la Commission. Elle confère à cette dernière une plus grande prévisibilité pour engager des procédures de recouvrement. En l’espèce, la lettre de la Commission du 26 juillet 1999, qualifiée d’« acte d’instruction » visant à la poursuite des irrégularités, a valablement interrompu le délai de prescription qui avait commencé à courir le 20 mai 1996. Le délai n’étant pas expiré, l’action en recouvrement était donc bien recevable, ce qui justifiait le rejet du pourvoi.

B. La confirmation de la décision par substitution de motifs

L’arrêt offre une illustration classique du principe selon lequel « si les motifs d’un arrêt du Tribunal révèlent une violation du droit communautaire, mais que son dispositif apparaît fondé pour d’autres motifs de droit, le pourvoi doit être rejeté ». La Cour de justice, tout en constatant que le Tribunal a commis une erreur de droit dans son raisonnement concernant le navire naufragé, juge que le dispositif de l’arrêt attaqué, à savoir le rejet du recours, demeure juridiquement fondé. Elle substitue donc sa propre motivation à celle, erronée, du Tribunal.

Cette technique permet à la Cour de jouer pleinement son rôle de régulateur de l’application du droit de l’Union. Elle assure la correction des erreurs d’interprétation des juridictions inférieures sans pour autant remettre en cause une solution finale juste. La portée de cette approche est double : elle garantit une interprétation uniforme et exacte du droit tout en assurant une bonne administration de la justice, en évitant l’annulation d’une décision pour une simple erreur de raisonnement n’affectant pas sa conclusion. La décision de la Commission de réduire le concours financier et d’ordonner le remboursement se trouve ainsi définitivement validée.

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