Un arrêt rendu par la Cour de justice de l’Union européenne le 2 décembre 2010 offre un éclairage sur la conciliation entre les réglementations nationales professionnelles et les principes du droit de l’Union. Saisie à titre préjudiciel par une juridiction italienne, la Cour a dû se prononcer sur la compatibilité d’une loi nationale rétablissant une incompatibilité entre la profession d’avocat et un emploi de fonctionnaire à temps partiel avec le droit de la concurrence et la libre circulation des avocats. L’affaire trouve son origine dans un litige civil mineur au cours duquel s’est posée une question incidente tenant à la radiation des avocats d’une des parties du tableau de l’ordre. Cette radiation fut prononcée en application d’une nouvelle législation nationale qui mettait fin à la possibilité, précédemment autorisée, pour des fonctionnaires à temps partiel d’être inscrits à un barreau. La juridiction de renvoi, confrontée à la contestation de cette mesure au regard de plusieurs dispositions et principes du droit de l’Union, a interrogé la Cour sur la validité d’une telle réglementation. La question de droit soumise à la Cour consistait donc à déterminer si un État membre peut, sans violer les règles de concurrence et les directives encadrant l’exercice de la profession d’avocat, interdire le cumul de cette profession avec un emploi public, même à temps partiel. En réponse, la Cour de justice a jugé que le droit de l’Union ne s’oppose pas à une telle réglementation nationale, pourvu que celle-ci respecte les principes de proportionnalité et de non-discrimination.
Il convient d’analyser la manière dont la Cour de justice valide la marge d’appréciation des États membres dans la réglementation de la profession d’avocat, notamment au regard du droit de la concurrence et des règles d’établissement (I), avant d’examiner les limites qu’elle impose à cette autonomie étatique à travers l’exigence de proportionnalité et de non-discrimination (II).
***
**I. La confirmation de l’autonomie des États membres dans la réglementation de la profession d’avocat**
La Cour de justice reconnaît la compétence des États membres pour définir les règles d’incompatibilité professionnelle, en écartant d’une part l’application des règles de concurrence (A) et en interprétant d’autre part la directive sur l’établissement des avocats comme préservant cette prérogative nationale (B).
**A. L’inapplicabilité des règles de concurrence à une réglementation étatique d’incompatibilité**
La juridiction de renvoi interrogeait la Cour sur la compatibilité de la loi nationale avec les articles du traité relatifs à la concurrence. La Cour rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle si l’article 81 CE « concerne uniquement le comportement des entreprises et ne vise pas des mesures législatives ou réglementaires émanant des États membres », ce même article, lu en combinaison avec l’article 10 CE, impose aux États de ne pas priver les règles de concurrence de leur effet utile. Une violation est constituée lorsqu’un État membre impose une entente ou « retire à sa propre réglementation son caractère étatique en déléguant à des opérateurs privés la responsabilité de prendre des décisions d’intervention d’intérêt économique ». En l’espèce, la Cour constate que la loi italienne se borne à prescrire aux conseils de l’ordre, sans leur laisser de marge d’appréciation, de procéder à la radiation des avocats ne respectant pas la nouvelle règle d’incompatibilité.
Par conséquent, les conseils de l’ordre n’agissent que comme un organe de mise en œuvre d’une volonté étatique clairement exprimée dans la loi. L’État n’a donc pas délégué de pouvoir de décision économique à un organisme privé, mais a exercé sa propre prérogative de puissance publique. La réglementation conserve ainsi son caractère étatique et échappe au champ d’application des articles 10 et 81 CE. Cette solution confirme une approche classique qui distingue la régulation étatique de la profession des comportements d’entente que pourraient adopter les ordres professionnels de leur propre initiative.
**B. La reconnaissance d’une compétence réglementaire résiduelle en matière de déontologie**
La Cour examine ensuite la compatibilité de la loi nationale avec la directive 98/5/CE, qui facilite l’exercice permanent de la profession d’avocat dans un autre État membre. Elle rappelle que cette directive a procédé à une harmonisation complète des conditions d’inscription au barreau de l’État membre d’accueil, limitées à la production d’une attestation d’inscription dans l’État d’origine. Toutefois, elle précise que l’inscription soumet l’avocat « aux mêmes règles professionnelles et déontologiques que les avocats exerçant sous le titre professionnel approprié de l’État membre d’accueil ». Or, ces règles déontologiques, au contraire des conditions d’inscription, n’ont pas été harmonisées par la directive.
L’article 8 de cette directive prévoit spécifiquement que l’avocat inscrit peut exercer en qualité de salarié « dans la mesure où l’État membre d’accueil le permet pour les avocats inscrits sous le titre professionnel de cet État membre ». La Cour interprète largement cette disposition, considérant qu’elle vise « l’ensemble des règles que l’État membre d’accueil a instauré afin de prévenir les conflits d’intérêts ». Une loi nationale interdisant l’emploi salarié auprès d’une entité publique, même à temps partiel, relève donc de cette catégorie de règles professionnelles que les États membres restent libres d’édicter pour garantir l’indépendance de la profession.
Si la Cour valide le principe de l’autonomie étatique pour édicter des règles d’incompatibilité, elle encadre cependant strictement l’exercice de cette compétence par des principes fondamentaux du droit de l’Union.
**II. L’encadrement de l’autonomie étatique par les principes de proportionnalité et de non-discrimination**
La Cour de justice, tout en reconnaissant la légitimité de l’objectif de prévention des conflits d’intérêts, subordonne la validité de la réglementation nationale au respect du principe de proportionnalité (A) et à l’absence de toute discrimination, y compris à rebours (B).
**A. L’objectif de prévention des conflits d’intérêts comme justification soumise au contrôle de proportionnalité**
La Cour admet sans difficulté que la réglementation nationale poursuit un objectif légitime. Elle affirme en effet que « l’absence de conflit d’intérêts est indispensable à l’exercice de la profession d’avocat et implique, notamment, que les avocats se trouvent dans une situation d’indépendance vis-à-vis des pouvoirs publics ». Une interdiction du cumul entre la profession d’avocat et un emploi public apparaît donc comme une mesure apte à atteindre cet objectif. Le fait que la réglementation italienne puisse être considérée comme stricte n’est pas en soi jugé critiquable par la Cour.
Cependant, elle tempère immédiatement cette affirmation en posant une limite claire à la discrétion de l’État membre. Elle énonce que « les règles fixées à cet égard n’aillent pas au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre l’objectif de prévention de conflits d’intérêts ». Bien que la Cour s’abstienne de réaliser elle-même ce contrôle de proportionnalité, le renvoyant à l’appréciation de la juridiction nationale, elle en fixe le cadre. Il appartiendra donc au juge national de vérifier si une interdiction aussi absolue, visant même les emplois à temps partiel sans lien avec l’exercice de la puissance publique, est une mesure nécessaire et proportionnée ou si des mesures moins restrictives auraient pu suffire à garantir l’indépendance de l’avocat.
**B. L’exigence d’une application non discriminatoire comme condition de validité**
Au-delà de la proportionnalité, la Cour met en lumière une seconde condition essentielle, tenant au principe de non-discrimination. La Cour précise la portée de l’article 8 de la directive 98/5, qui exige que les règles de l’État d’accueil s’appliquent de manière identique à tous les avocats inscrits sur son territoire. Cette disposition a une double finalité. Elle assure que les avocats migrants bénéficient des mêmes droits que les avocats nationaux, mais elle garantit aussi « que ces derniers ne subissent pas une discrimination à rebours ». Une telle discrimination surviendrait si des règles plus strictes étaient imposées aux avocats nationaux qu’à ceux venus d’autres États membres et établis sur le même territoire.
En l’espèce, la Cour estime, sous réserve de vérification par la juridiction de renvoi, que la loi italienne ne semble pas créer une telle discrimination. Elle s’applique à tous les avocats inscrits en Italie qui se trouvent dans la situation d’incompatibilité visée, qu’ils soient ressortissants italiens ou d’autres États membres. L’arrêt souligne ainsi que la liberté laissée aux États membres de réglementer leur profession d’avocat ne doit jamais conduire à fragmenter le marché intérieur en créant des conditions d’exercice différentes pour les avocats selon leur origine. L’uniformité d’application de la règle déontologique sur le territoire national est une condition impérative de sa compatibilité avec le droit de l’Union.