Cour de justice de l’Union européenne, le 2 février 2021, n°C-481/19

Par un arrêt en date du 2 février 2021, la Cour de justice de l’Union européenne, réunie en grande chambre, s’est prononcée sur la portée du droit de ne pas contribuer à sa propre incrimination dans le cadre de procédures administratives en matière d’abus de marché.

En l’espèce, une autorité nationale de surveillance des marchés financiers avait infligé plusieurs sanctions pécuniaires à une personne physique. Ces sanctions réprimaient d’une part une infraction de délit d’initié, et d’autre part un défaut de coopération avec l’autorité, matérialisé par le refus de l’intéressé de répondre aux questions qui lui étaient posées lors de son audition. La personne sanctionnée a contesté cette décision devant les juridictions nationales. La cour d’appel de Rome ayant rejeté son recours, un pourvoi a été formé devant la Cour de cassation italienne. Cette dernière a saisi la Cour constitutionnelle d’une question de constitutionnalité relative à la disposition sanctionnant le défaut de coopération.

La Cour constitutionnelle a estimé que la disposition nationale litigieuse mettait en œuvre une obligation découlant du droit de l’Union, à savoir l’article 14, paragraphe 3, de la directive 2003/6/CE et l’article 30, paragraphe 1, sous b), du règlement (UE) n° 596/2014. Constatant un risque d’incompatibilité entre cette obligation de sanctionner et les droits fondamentaux, elle a alors saisi la Cour de justice d’un renvoi préjudiciel. Il était donc demandé à la Cour de justice de déterminer si le droit de l’Union, et plus précisément les dispositions relatives à la sanction du défaut de coopération avec les autorités de marché, doit être interprété comme imposant aux États membres de sanctionner une personne physique qui refuse de fournir des réponses susceptibles d’établir sa propre responsabilité pour une infraction de nature pénale.

À cette question, la Cour de justice a répondu que ces dispositions, lues à la lumière des articles 47 et 48 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, doivent être interprétées en ce sens qu’elles permettent aux États membres de ne pas sanctionner une telle personne pour son refus de fournir des réponses auto-incriminantes. Cette solution réaffirme la place des droits fondamentaux dans le cadre des procédures de sanction administrative (I), tout en définissant les contours de l’équilibre entre l’efficacité de la surveillance des marchés et la protection des droits de la défense (II).

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I. La consécration du droit au silence dans les procédures administratives répressives

La Cour de justice fonde sa décision sur une interprétation des textes conforme aux droits fondamentaux, en s’appuyant sur un standard de protection élevé (A), tout en prenant soin de distinguer la situation des personnes physiques de celle des entreprises, notamment en droit de la concurrence (B).

A. Une interprétation guidée par la primauté des droits fondamentaux

La Cour rappelle d’emblée que le droit au silence, bien que non explicitement mentionné à l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH), « constitue une norme internationale généralement reconnue, qui est au cœur de la notion de procès équitable ». Elle précise que ce droit s’applique non seulement aux aveux, mais aussi aux « informations sur des questions de fait susceptibles d’être ultérieurement utilisées à l’appui de l’accusation ». Le raisonnement de la Cour repose sur le caractère pénal des sanctions administratives en cause, apprécié au regard des critères bien établis de la qualification juridique de l’infraction, de sa nature et du degré de sévérité de la sanction. Ayant déjà reconnu dans des arrêts antérieurs que les sanctions pour délit d’initié infligées par l’autorité italienne pouvaient revêtir une nature pénale, la Cour étend logiquement les garanties du procès pénal à la procédure administrative qui peut y conduire.

La Cour souligne ainsi que le respect des articles 47 et 48 de la Charte s’impose aux États membres lorsqu’ils mettent en œuvre le droit de l’Union. Elle en déduit que le droit au silence d’une personne physique « s’oppose, notamment, à ce qu’une telle personne soit sanctionnée pour son refus de fournir à l’autorité compétente […] des réponses qui pourraient faire ressortir sa responsabilité pour une infraction passible de sanctions administratives à caractère pénal ou sa responsabilité pénale ». Par cette approche, la Cour procède à une lecture des dispositions de droit dérivé qui assure leur conformité avec le droit primaire, en particulier la Charte, évitant ainsi de devoir constater leur invalidité.

B. La distinction maintenue entre personnes physiques et entreprises

La Cour de justice écarte l’application de sa jurisprudence antérieure en matière de droit de la concurrence, qui impose une obligation de coopération plus étendue aux entreprises. En effet, dans ce domaine, la Cour a jugé qu’une entreprise peut être contrainte de fournir des renseignements factuels, même si ces derniers peuvent servir à établir l’existence d’un comportement anticoncurrentiel. La juridiction de renvoi s’interrogeait sur la compatibilité de cette jurisprudence avec les droits désormais consacrés par la Charte.

La Cour répond clairement que cette jurisprudence « ne peut pas s’appliquer par analogie lorsqu’il s’agit d’établir la portée du droit au silence de personnes physiques ». Cette distinction est fondamentale. Elle repose sur la différence de nature entre une personne morale, acteur économique sur un marché, et une personne physique dont la liberté et les droits individuels sont directement en jeu. La Cour refuse ainsi d’étendre aux individus la logique de coopération renforcée qui prévaut pour les entreprises dans le cadre des enquêtes de concurrence, où l’obligation de fournir des informations factuelles est la contrepartie de l’exercice d’une activité économique régulée. L’arrêt confirme donc que la protection contre l’auto-incrimination bénéficie d’une portée plus grande pour les personnes physiques, y compris dans le contexte du droit économique et financier.

II. Un équilibre redéfini entre efficacité de la surveillance et garanties procédurales

En interprétant le droit de l’Union comme n’imposant pas de sanctionner le silence, la Cour précise les limites de l’obligation de coopération qui pèse sur les individus (A), tout en laissant aux États membres une marge d’appréciation pour organiser leurs procédures nationales dans le respect des droits fondamentaux (B).

A. La portée circonscrite de l’obligation de coopération

La Cour prend soin de préciser que la reconnaissance du droit au silence n’anéantit pas toute obligation de coopération avec les autorités de surveillance. Le droit de ne pas répondre à des questions incriminantes n’est pas un droit de se soustraire entièrement à l’enquête. La Cour énonce en effet que « le droit au silence ne saurait justifier tout défaut de coopération avec les autorités compétentes, tel qu’un refus de se présenter à une audition prévue par celles-ci ou des manœuvres dilatoires visant à en reporter la tenue ».

Cette précision est essentielle pour préserver l’efficacité des enquêtes menées par les autorités de marché. L’obligation de se présenter à une convocation demeure, de même que celle de répondre à des questions purement factuelles qui ne seraient pas susceptibles de faire ressortir la responsabilité de la personne interrogée. La Cour opère ainsi une distinction subtile entre le refus légitime de fournir une réponse qui pourrait constituer un aveu ou un élément à charge, et le refus illégitime d’obtempérer aux réquisitions de l’autorité dans le cadre de ses pouvoirs d’enquête. Il appartiendra donc aux juridictions nationales d’apprécier, au cas par cas, la nature des questions posées et le caractère potentiellement auto-incriminant des réponses attendues.

B. La marge d’appréciation laissée aux États membres

La solution retenue par la Cour ne consiste pas à invalider les dispositions du droit de l’Union qui exigent des États membres de sanctionner le défaut de coopération. Au contraire, elle les interprète d’une manière qui les rend compatibles avec la Charte. L’article 14 de la directive et l’article 30 du règlement « se prêtent à une interprétation conforme aux articles 47 et 48 de la Charte, selon laquelle ils n’exigent pas qu’une personne physique soit sanctionnée pour son refus de fournir […] des réponses » auto-incriminantes.

En conséquence, la Cour de justice conclut que ces dispositions « permettent aux États membres de ne pas sanctionner une personne physique » dans de telles circonstances. La portée de l’arrêt est donc de conférer une faculté aux États membres, plutôt que de leur imposer une obligation d’abstention. Il leur incombe d’utiliser cette faculté pour s’assurer que leur droit national respecte les garanties fondamentales. La Cour renvoie ainsi la balle à la juridiction nationale, en l’occurrence la Cour constitutionnelle italienne, en lui indiquant qu’elle peut déclarer la loi nationale non conforme à la Constitution sans pour autant violer le droit de l’Union. Cette approche respecte le principe de l’autonomie procédurale des États membres, tout en fixant un standard de protection minimal impératif issu de la Charte.

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Hassan KOHEN
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