Par un arrêt en date du 2 juin 2022, la Cour de justice de l’Union européenne a apporté des clarifications essentielles concernant le régime juridique applicable aux prestataires de services de navigation aérienne. En l’espèce, une compagnie aérienne avait vraisemblablement subi des préjudices économiques, tels que des retards ou des annulations de vols, imputés à des manquements du prestataire chargé du contrôle du trafic aérien dans un État membre. Saisis d’un litige indemnitaire, les juges nationaux se sont interrogés sur la nature et l’étendue des obligations de ces prestataires au regard du droit de l’Union, et plus particulièrement du paquet législatif dit « Ciel unique européen ». La juridiction de renvoi a donc posé plusieurs questions préjudicielles à la Cour de justice.
Il était ainsi demandé à la Cour de déterminer, d’une part, si le droit de l’Union confère aux usagers de l’espace aérien, comme les compagnies aériennes, un droit de recours effectif contre les prestataires de services de la circulation aérienne pour faire sanctionner d’éventuels manquements à leurs obligations. D’autre part, la question se posait de savoir si les activités de ces prestataires, compte tenu de leur nature régalienne, relevaient des règles de concurrence prévues par le traité sur le fonctionnement de l’Union européenne ou si elles obéissaient à un régime distinct.
À ces questions, la Cour de justice répond que le règlement (CE) n° 550/2004 « confère aux usagers de l’espace aérien, tels que les compagnies aériennes, un droit de recours effectif, devant les juridictions nationales, contre le prestataire de services de la circulation aérienne ». Elle précise ensuite que si ce même règlement « exclut l’application des règles de concurrence prévues par le traité FUE aux prestations de services de navigation aérienne liées à l’exercice de prérogatives de puissance publique », il « n’exclut pas l’application des règles du traité FUE et de cette charte relatives aux droits et libertés des usagers de l’espace aérien ».
Cette décision clarifie ainsi la justiciabilité des manquements des prestataires de services de navigation aérienne (I), tout en délimitant le régime de responsabilité applicable à leurs activités (II).
I. La consécration d’un droit au recours juridictionnel pour les usagers de l’espace aérien
La Cour de justice établit fermement que les obligations pesant sur les prestataires de services de navigation aérienne ne sont pas de simples déclarations d’intention, en reconnaissant un droit d’action direct pour les usagers (A), ce qui renforce considérablement la responsabilité de ces entités (B).
A. La reconnaissance d’un droit d’action issu du règlement Ciel unique européen
L’apport principal de l’arrêt réside dans l’interprétation combinée de plusieurs textes pour fonder un droit au recours. La Cour analyse l’article 8 du règlement (CE) n° 550/2004, qui détaille les obligations des prestataires, non pas de manière isolée, but en le reliant à la définition des « services de la circulation aérienne » et à l’objectif général d’amélioration des performances du Ciel unique européen. En procédant de la sorte, elle confère un effet direct à des dispositions qui auraient pu être perçues comme purement programmatiques.
Le raisonnement est complété et renforcé par une référence à l’article 47 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, qui garantit le droit à un recours effectif. La Cour juge qu’un système dans lequel les usagers subiraient des préjudices du fait de la mauvaise exécution de services essentiels, sans pouvoir en demander réparation devant un juge, serait contraire à ce droit fondamental. Cette lecture donne une portée concrète et tangible aux obligations de service, les transformant en droits subjectifs pour les compagnies aériennes et autres usagers.
B. Le renforcement de la responsabilité des prestataires de services
En ouvrant une voie de recours juridictionnel, la décision soumet les prestataires de services de navigation aérienne à un contrôle de leurs performances. Ces entités, qui opèrent souvent en situation de monopole et exercent des missions d’intérêt général, ne peuvent plus s’abriter derrière leur statut pour échapper à toute forme de responsabilité vis-à-vis des opérateurs économiques qui dépendent de la qualité de leurs prestations. La solution retenue constitue donc une garantie pour les compagnies aériennes.
Cette justiciabilité nouvelle incite les prestataires à optimiser leurs services pour éviter des actions en responsabilité. La portée de l’arrêt est donc considérable, car elle introduit une logique de responsabilité qui est un puissant levier pour la réalisation des objectifs du Ciel unique : la sécurité, la ponctualité et l’efficience du trafic aérien. La Cour établit un équilibre entre les prérogatives de puissance publique et la nécessaire protection des acteurs du marché intérieur.
Après avoir affirmé le principe de la justiciabilité, la Cour devait encore préciser le fondement juridique sur lequel une telle action pouvait prospérer, opérant une distinction fondamentale entre le droit de la concurrence et les libertés fondamentales.
II. La délimitation du régime juridique applicable aux services de navigation aérienne
La seconde partie du raisonnement de la Cour est tout aussi importante, car elle circonscrit le terrain de l’action en justice. Elle procède à une qualification duale des activités des prestataires, en excluant l’application du droit de la concurrence pour les tâches régaliennes (A), tout en confirmant la soumission de ces entités aux libertés fondamentales du marché intérieur (B).
A. L’exclusion du droit de la concurrence pour les activités régaliennes
La Cour de justice applique une jurisprudence constante en matière de services publics, selon laquelle les activités qui relèvent de l’exercice de prérogatives de puissance publique ne sont pas des activités économiques soumises au droit de la concurrence. En l’espèce, les services de contrôle du trafic aérien, qui visent à assurer la sécurité et l’ordre dans l’espace aérien, sont intrinsèquement liés à la souveraineté des États. Ils ne sauraient donc être assimilés à une offre de services sur un marché concurrentiel.
La Cour juge ainsi que le règlement n° 550/2004 « exclut l’application des règles de concurrence prévues par le traité FUE ». Par conséquent, une compagnie aérienne ne peut pas agir contre un prestataire de services de navigation aérienne sur le fondement d’un abus de position dominante au sens de l’article 102 TFUE, même si ce prestataire est en situation de monopole légal. Cette solution est logique, car le droit de la concurrence n’a pas pour objet de régir l’exercice de la puissance publique.
B. Le maintien de l’application des libertés fondamentales
Toutefois, l’exclusion du droit de la concurrence ne crée pas une zone de non-droit. La Cour prend soin de préciser que sa décision « n’exclut pas l’application des règles du traité FUE et de cette charte relatives aux droits et libertés des usagers de l’espace aérien ». C’est là le second pilier de la solution : la responsabilité du prestataire peut être engagée sur un autre fondement.
Le manquement d’un prestataire à ses obligations peut en effet constituer une entrave à la libre prestation des services, garantie par l’article 56 TFUE, ou une atteinte à la liberté d’entreprise, protégée par l’article 16 de la Charte. Une compagnie aérienne est donc fondée à soutenir que les défaillances du contrôle aérien l’empêchent d’exercer librement son activité de transporteur. L’arrêt ouvre ainsi une voie d’action fondée sur les libertés du marché intérieur, créant un régime de responsabilité spécifique, distinct du droit de la concurrence mais tout aussi protecteur pour les opérateurs économiques.