Cour de justice de l’Union européenne, le 2 mars 2017, n°C-496/15

Dans un arrêt rendu par la Cour de justice de l’Union européenne, est posée la question de la compatibilité du mode de calcul d’une indemnité d’insolvabilité avec le principe de libre circulation des travailleurs. En l’espèce, un ressortissant français résidant en France exerçait une activité salariée en Allemagne pour le compte d’une entreprise locale. En application de la convention fiscale franco-allemande, ses revenus du travail étaient imposables en France, son État de résidence. Suite à l’ouverture d’une procédure d’insolvabilité à l’encontre de son employeur, le travailleur a sollicité auprès de l’institution allemande compétente le versement d’une indemnité destinée à couvrir ses créances salariales impayées pour une période de trois mois. Conformément au droit social allemand, l’institution a calculé le montant de cette indemnité en déduisant de la rémunération brute une somme correspondant à l’impôt sur le revenu qui aurait été dû si le travailleur avait été fiscalement domicilié en Allemagne. Le travailleur a contesté cette méthode de calcul, arguant qu’elle créait une discrimination contraire au droit de l’Union, dans la mesure où l’indemnité perçue était inférieure à sa rémunération nette antérieure, contrairement à la situation des travailleurs résidant en Allemagne. Saisi en dernière instance, le tribunal supérieur du contentieux social a décidé de surseoir à statuer et de poser une question préjudicielle à la Cour de justice.

Il était ainsi demandé si l’article 45 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne et l’article 7 du règlement n° 492/2011 devaient être interprétés en ce sens qu’ils s’opposent à la réglementation d’un État membre qui prévoit de calculer l’indemnité d’insolvabilité versée à un travailleur frontalier en opérant une déduction fiscale fictive, aboutissant à une prestation inférieure à la rémunération nette que ce dernier percevait.

La Cour de justice répond par la négative, considérant que le droit de l’Union ne s’oppose pas à une telle législation nationale. Elle juge que la conséquence défavorable pour le travailleur ne résulte pas d’une discrimination prohibée, mais des seules disparités existant entre les systèmes fiscaux des États membres concernés, disparités que le droit de l’Union n’a pas pour objet d’éliminer.

La solution retenue par la Cour valide une méthode de calcul nationale en la rattachant à l’exercice de la compétence fiscale de l’État (I), tout en confirmant une conception restrictive de la protection sociale due au travailleur au niveau européen (II).

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I. La validation d’une méthode de calcul par son rattachement à la compétence fiscale de l’État

La Cour de justice écarte l’existence d’une discrimination en justifiant la différence de traitement par les divergences entre les législations fiscales nationales (A), ce qui la conduit à analyser la mesure non comme une prestation sociale pure, mais comme l’exercice d’une prérogative fiscale souveraine (B).

A. L’exclusion de la discrimination par la reconnaissance des disparités fiscales

Le principe d’égalité de traitement, consacré par l’article 45 du Traité et détaillé par le règlement n° 492/2011, interdit non seulement les discriminations directes fondées sur la nationalité, mais également les formes indirectes qui, par application de critères apparemment neutres, aboutissent au même résultat. En l’espèce, le critère utilisé par la loi allemande, à savoir le non-assujettissement à l’impôt en Allemagne, affecte principalement les travailleurs migrants et frontaliers. Il était donc légitime de s’interroger sur l’existence d’une discrimination indirecte. En effet, un travailleur résidant en Allemagne perçoit une indemnité correspondant à son salaire net antérieur, alors que le travailleur frontalier, du fait de la déduction d’un impôt allemand fictif et plus élevé que son impôt français réel, subit une perte de revenu.

Toutefois, la Cour choisit de ne pas retenir cette qualification. Elle considère que la situation du travailleur frontalier n’est pas comparable à celle ayant donné lieu à de précédentes jurisprudences où une double imposition de fait avait été sanctionnée. Ici, l’indemnité est exonérée d’impôt en Allemagne et non imposable en France. La Cour estime alors que « la conséquence défavorable résulte de la seule circonstance que le taux d’imposition applicable dans l’État membre qui accorde l’indemnité […] a été […] plus élevé que celui appliqué par l’État membre où ce travailleur résidait ». En se fondant sur une jurisprudence constante, elle rappelle que le droit de l’Union ne fait pas obstacle aux conséquences potentiellement désavantageuses qui découlent des disparités entre les législations fiscales des États membres. L’effet sur le montant de l’indemnité est jugé « aléatoire », puisqu’il pourrait être favorable au travailleur si le taux d’imposition de son État de résidence était supérieur à celui de l’État d’emploi.

B. L’assimilation de la déduction sociale à une modalité d’exercice du pouvoir d’imposition

Pour conforter son analyse, la Cour opère une requalification fonctionnelle de la disposition du code social allemand. Bien que la déduction soit prévue par une loi sociale pour le calcul d’une prestation sociale, la Cour estime qu’elle relève « en substance, de l’exercice du pouvoir d’imposition de cet État ». Cette approche est justifiée par le fait que, selon la convention fiscale bilatérale, l’Allemagne détient le pouvoir d’imposer cette indemnité. La technique de la retenue fictive est alors présentée comme une simple simplification administrative, visant à éviter une procédure en deux temps qui consisterait à verser une indemnité brute pour ensuite la soumettre à l’impôt sur le revenu.

Cette analyse permet à la Cour d’inscrire le litige dans le champ de la fiscalité directe, domaine où la compétence des États membres reste prépondérante, sous réserve du respect des libertés fondamentales. En rattachant la mesure à la souveraineté fiscale de l’Allemagne, la Cour légitime une pratique qui, autrement, aurait pu difficilement échapper au reproche de discrimination indirecte. Le mécanisme de calcul n’est plus vu comme une modalité de la prestation sociale, mais comme une anticipation du prélèvement de l’impôt. La cohérence du système fiscal national prime ainsi sur l’objectif de stricte équivalence entre l’indemnité et le salaire net perdu, ce qui révèle les limites de la protection sociale européenne.

II. Une conception restrictive de la protection sociale en cas d’insolvabilité

La décision de la Cour de justice s’appuie sur une interprétation minimaliste des obligations découlant de la directive sur l’insolvabilité (A), consacrant la prévalence de la logique fiscale sur l’objectif d’une compensation intégrale pour le salarié (B).

A. L’interprétation minimaliste des garanties prévues par la directive sur l’insolvabilité

La juridiction de renvoi s’interrogeait sur la conformité de la législation allemande avec la directive 2008/94/CE, qui vise à protéger les travailleurs salariés en cas d’insolvabilité de leur employeur. Cette directive impose aux États membres de mettre en place des institutions de garantie assurant le paiement des créances salariales impayées. La Cour rappelle que la finalité de ce texte est d’assurer « un minimum de protection au niveau de l’Union », et non une harmonisation complète des régimes d’indemnisation.

L’argument décisif réside dans l’article 2, paragraphe 2, de la directive, qui renvoie expressément au droit national pour la définition du terme « rémunération ». Cette disposition confère aux États membres une marge d’appréciation substantielle pour déterminer l’assiette de la créance garantie. La Cour en déduit qu’il leur appartient également de « préciser le traitement fiscal des rémunérations impayées ». Par conséquent, la directive n’exige pas que l’indemnité versée corresponde au salaire brut antérieur, ni même qu’elle garantisse une compensation à hauteur du salaire net exact. La seule limite posée est le respect de la finalité sociale de la directive, un seuil que la législation allemande, en assurant un paiement substantiel, ne franchit pas. Cette interprétation confirme que l’harmonisation européenne en matière sociale fixe un plancher de protection, laissant aux États la liberté d’organiser les modalités de leurs systèmes, y compris par des mécanismes qui interagissent avec leur politique fiscale.

B. La primauté de la logique fiscale sur le principe de réparation intégrale du préjudice salarial

En validant le mécanisme de calcul allemand, la Cour entérine une solution où la protection du travailleur est imparfaite. L’objectif de l’indemnité d’insolvabilité, du point de vue du salarié, est de se substituer au salaire qui n’a pas été versé, afin de lui permettre de maintenir son niveau de vie. En recevant une somme inférieure à son revenu net habituel, le travailleur frontalier subit un préjudice que son collègue résident en Allemagne ne connaît pas. La décision de la Cour a pour effet de faire supporter au travailleur les conséquences des choix d’organisation administrative et des disparités de taux d’imposition entre États.

Cette solution illustre une tension fondamentale en droit de l’Union entre, d’une part, la promotion de la libre circulation et la protection des travailleurs et, d’autre part, le respect des compétences nationales, notamment en matière fiscale. En l’espèce, l’arrêt privilégie la cohérence du système fiscal de l’État d’emploi et sa souveraineté. La Cour estime que la circonstance que le travailleur ne puisse pas non plus réclamer la différence à son employeur insolvable est sans incidence. Cette position réaffirme que la libre circulation n’emporte pas un droit à l’optimisation fiscale ou sociale, ni une garantie contre toute conséquence défavorable née de la confrontation de plusieurs ordres juridiques. La portée de la protection du travailleur migrant trouve ainsi sa limite face à la logique de la souveraineté fiscale des États membres.

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Hassan KOHEN
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Hassan Kohen

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