Par un arrêt de principe, la Cour de justice de l’Union européenne précise les conditions dans lesquelles une mesure nationale peut restreindre la libre prestation de services et la libre circulation des capitaux au nom de la lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme. En l’espèce, une autorité de contrôle d’un État membre avait imposé à un établissement de crédit une mesure administrative contraignante. Celle-ci lui interdisait de nouer de nouvelles relations d’affaires avec des personnes physiques ou morales n’ayant pas de lien manifeste avec cet État membre et dont les flux créditeurs dépassaient certains seuils mensuels. La mesure imposait également de mettre fin aux relations existantes qui remplissaient ces critères mais avaient été établies après son adoption. Saisie d’une question préjudicielle par une juridiction nationale, la Cour devait déterminer si une telle mesure administrative était compatible avec le droit de l’Union. Plus précisément, il lui était demandé si une interdiction générale et préventive, fondée sur des critères de résidence et de flux financiers, constituait une restriction aux libertés garanties par les articles 56 et 63 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne et, dans l’affirmative, si une telle restriction pouvait être justifiée. La Cour de justice répond par l’affirmative à la première question, considérant que la mesure constitue bien une double restriction. Elle admet cependant qu’une telle entrave puisse être justifiée, à la condition stricte qu’elle satisfasse à un contrôle de proportionnalité rigoureux, en énonçant que la mesure « ne s’opposent pas à une mesure administrative », pour autant que celle-ci soit justifiée par un objectif légitime et respecte plusieurs conditions cumulatives.
L’analyse de la Cour s’articule en deux temps, consistant d’abord à identifier l’existence d’une restriction caractérisée aux libertés fondamentales du marché intérieur (I), pour ensuite en définir les conditions strictes de justification au regard d’objectifs d’intérêt général (II).
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I. La caractérisation d’une double restriction aux libertés de circulation
La Cour de justice adopte une démarche classique en qualifiant d’abord la nature des opérations visées pour ensuite constater l’entrave apportée par la mesure nationale. Elle confirme ainsi que les interdictions imposées constituent une restriction tant à la libre prestation de services qu’à la libre circulation des capitaux (A), tout en reconnaissant que de telles mesures peuvent, par principe, être justifiées par des motifs impérieux d’intérêt général (B).
A. L’entrave manifeste à la libre prestation de services et à la circulation des capitaux
La Cour rappelle, dans un premier temps, le champ d’application de l’article 63 du Traité, en précisant que « les prêts et les crédits financiers ainsi que les opérations en comptes courants et de dépôts auprès des établissements financiers » relèvent de la notion de mouvements de capitaux. Cette qualification préalable est essentielle, car elle conditionne l’application du régime de protection associé à cette liberté. En visant directement les relations d’affaires entre un établissement de crédit et ses clients, y compris les dépôts et les flux financiers transfrontaliers, la mesure administrative litigieuse entre pleinement dans le champ de cette liberté fondamentale.
Dans un second temps, la Cour établit sans équivoque que la mesure nationale constitue une restriction. Elle juge en effet qu’une telle réglementation « constitue une restriction à la libre prestation des services, au sens de la première de ces dispositions, ainsi qu’une restriction aux mouvements de capitaux, au sens de la seconde desdites dispositions ». L’entrave est double : d’une part, l’établissement de crédit est empêché de fournir ses services à des clients non-résidents, ce qui heurte l’article 56 du Traité ; d’autre part, les clients eux-mêmes sont dissuadés d’investir ou de déposer des capitaux dans cet établissement, ce qui contrevient à l’article 63. Le caractère général et automatique de l’interdiction, fondée sur le seul critère de non-résidence et sur des seuils de flux, rend la restriction particulièrement évidente.
B. L’admissibilité de principe d’une justification par des objectifs d’intérêt général
Après avoir constaté l’existence d’une restriction, la Cour examine si celle-ci peut être justifiée. Le droit de l’Union admet que les libertés fondamentales ne sont pas absolues et peuvent être limitées par des mesures nationales poursuivant des objectifs légitimes. La décision commentée s’inscrit dans une jurisprudence constante en reconnaissant que la lutte contre la criminalité financière constitue une raison impérieuse d’intérêt général.
La Cour énumère ainsi les justifications potentielles, indiquant que la mesure doit être « justifiée par l’objectif visant à prévenir le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme ». Elle y ajoute la possibilité d’une justification tirée de la nécessité de « faire échec aux infractions aux lois et aux règlements nationaux en matière de contrôle prudentiel des établissements financiers » ou encore de « motifs liés à l’ordre public ». En acceptant ces finalités, la Cour reconnaît la légitimité pour un État membre de mettre en place des dispositifs de contrôle destinés à préserver l’intégrité de son système financier, même si ces dispositifs entravent les échanges transfrontaliers. Toutefois, cette acceptation de principe n’emporte pas une validation automatique de la mesure.
Si la Cour admet aisément la légitimité de l’objectif poursuivi, elle soumet la validité de la mesure à un contrôle de proportionnalité particulièrement exigeant, qui constitue le véritable cœur de sa décision.
II. L’encadrement de la restriction par un contrôle de proportionnalité strict
La Cour de justice ne se contente pas de reconnaître la légitimité des objectifs de la mesure nationale ; elle en contrôle rigoureusement les modalités. Pour être compatible avec le droit de l’Union, la restriction doit non seulement être apte à atteindre son but, mais aussi ne pas aller au-delà de ce qui est nécessaire (A). De surcroît, elle doit préserver un juste équilibre entre les exigences de l’intérêt général et la protection des droits des opérateurs économiques (B).
A. L’exigence d’une mesure adéquate et nécessaire
Le contrôle de proportionnalité opéré par la Cour se décompose en plusieurs étapes. La mesure doit, premièrement, être « propre à garantir la réalisation de ces objectifs ». Il s’agit ici de vérifier le lien de causalité entre le moyen employé et le but visé. En l’espèce, interdire les relations avec certains non-résidents présentant un profil de risque élevé peut être considéré comme une mesure apte à réduire les opportunités de blanchiment.
Deuxièmement, et c’est là un point crucial, la mesure ne doit pas excéder « ce qui est nécessaire pour les atteindre ». Ce critère de nécessité implique que l’autorité nationale n’aurait pas pu recourir à des mesures moins restrictives pour les libertés de circulation tout en atteignant le même niveau de protection. Par exemple, au lieu d’une interdiction générale, des obligations de vigilance renforcée, des déclarations de soupçon systématiques ou des demandes d’information sur l’origine des fonds pourraient-elles être suffisantes ? En posant cette exigence, la Cour invite la juridiction de renvoi à examiner s’il existait des alternatives efficaces et moins dommageables pour le marché intérieur. L’interdiction pure et simple apparaît comme l’outil le plus radical et doit donc être réservée aux situations où aucune autre option ne s’avère viable.
B. La sauvegarde d’un équilibre entre l’objectif de la mesure et les droits des opérateurs
Enfin, la Cour ajoute une dernière condition, qui agit comme un filet de sécurité. La mesure ne doit pas porter « une atteinte excessive aux droits et intérêts protégés conformément à ces articles 56 et 63 TFUE, dont bénéficient l’établissement de crédit concerné et ses clients ». Cette exigence finale de proportionnalité au sens strict impose une mise en balance des intérêts. D’un côté, l’intérêt général à lutter contre la criminalité financière. De l’autre, les droits fondamentaux de l’établissement de crédit à exercer son activité économique et de ses clients à accéder à des services financiers transfrontaliers et à faire circuler leurs capitaux.
Cette pesée des intérêts confère un rôle central au juge national, qui devra apprécier concrètement l’impact économique de la mesure sur les acteurs concernés. Une interdiction qui priverait l’établissement d’une part substantielle et légitime de son activité, ou qui pénaliserait sans discernement des clients n’ayant aucun lien avec des activités illicites, pourrait être jugée disproportionnée. En définitive, si cette décision reconnaît aux États membres une marge de manœuvre pour protéger leur système financier, elle la conditionne à une démonstration rigoureuse que la mesure adoptée constitue une réponse ciblée, indispensable et équilibrée, préservant ainsi l’effectivité des libertés de circulation qui fondent le marché intérieur.