Par un arrêt du 2 octobre 2025, la Cour de justice de l’Union européenne, statuant en sa cinquième chambre, a été amenée à interpréter l’obligation pour les États membres de garantir une indemnisation « juste et appropriée » aux victimes de la criminalité intentionnelle violente. En l’espèce, une personne résidant en Irlande avait été victime en 2015 d’une agression criminelle qui lui avait causé de graves séquelles physiques, dont une perte de vision permanente, ainsi que des troubles psychologiques. Saisi d’une demande d’indemnisation, le tribunal administratif compétent lui avait accordé une somme limitée, couvrant uniquement certains frais matériels, conformément à un régime national qui excluait par principe toute réparation pour la douleur et la souffrance endurées. Contestant cette décision devant la High Court (Haute Cour, Irlande), la victime a soutenu que cette exclusion était incompatible avec la directive 2004/80/CE du 29 avril 2004. Dans ce contexte, la juridiction de renvoi a interrogé la Cour de justice sur la compatibilité d’un tel régime d’indemnisation avec le droit de l’Union.
Il s’agissait donc pour la Cour de déterminer si l’article 12, paragraphe 2, de la directive, qui impose aux États membres de prévoir un régime garantissant une « indemnisation juste et appropriée », s’oppose à ce qu’une réglementation nationale exclue systématiquement l’indemnisation du préjudice moral constitué par la douleur et la souffrance. La Cour répond à cette question par l’affirmative, jugeant qu’une exclusion de principe de cette nature est incompatible avec les exigences du droit de l’Union. Elle estime que si les États membres ne sont pas tenus d’assurer une réparation intégrale des préjudices, l’indemnisation octroyée doit néanmoins tenir compte de la gravité des conséquences de l’infraction pour la victime. Cette décision vient ainsi consacrer une interprétation large de la notion de préjudice réparable au titre de la solidarité nationale (I), tout en encadrant la marge d’appréciation laissée aux États membres dans l’organisation de leurs régimes d’indemnisation (II).
I. La consécration d’une conception inclusive du préjudice réparable
La Cour de justice affirme que la notion d’indemnisation « juste et appropriée » ne peut se limiter à la seule réparation des pertes pécuniaires, ce qui implique d’intégrer le préjudice moral dans son champ d’application (A) et, par conséquent, de rejeter toute exclusion de principe de ses composantes essentielles (B).
A. L’intégration nécessaire du préjudice moral dans l’indemnisation
La Cour rappelle d’emblée que l’indemnisation allouée par l’État a un caractère subsidiaire par rapport à celle due par l’auteur de l’infraction. Cependant, elle précise qu’une telle indemnisation ne saurait être considérée comme « juste et appropriée » si elle ne contribue pas, « dans une mesure adéquate », à la réparation des « souffrances auxquelles [les victimes] ont été exposées ». En employant ces termes, la Cour confirme que le préjudice moral est une composante inhérente au dommage subi par les victimes de la criminalité intentionnelle violente. Pour ce faire, elle s’appuie sur une interprétation téléologique de la directive 2004/80, dont l’objectif est d’assurer la protection de l’intégrité de la personne, une intégrité qui, en vertu de l’article 3 de la Charte des droits fondamentaux, doit être comprise comme étant « tant physique que mentale ».
La Cour renforce son raisonnement en se référant à la définition de la victime énoncée dans la directive 2012/29/UE, qui vise expressément « une atteinte à son intégrité physique, mentale ou émotionnelle ». Cette lecture combinée des textes permet à la Cour de conclure que le législateur de l’Union a entendu couvrir l’ensemble des préjudices, matériels comme moraux, sans établir de hiérarchie entre eux. L’indemnisation étatique, même partielle, doit donc refléter cette conception globale du dommage. En refusant une lecture restrictive du texte, la Cour en déduit logiquement qu’une exclusion catégorique de certaines formes de préjudice ne saurait être admise.
B. Le rejet d’une exclusion de principe de la douleur et de la souffrance
La Cour estime qu’un État membre outrepasse la marge d’appréciation qui lui est reconnue si son régime national prévoit une indemnisation « purement symbolique ou manifestement insuffisante au regard de la gravité des conséquences, pour les victimes, de l’infraction commise ». Or, l’exclusion systématique et absolue de toute indemnisation pour la douleur et la souffrance, qui constituent souvent une part significative du préjudice des victimes de violences, conduit précisément à un tel résultat. Un régime qui ignore par principe cette dimension du dommage ne peut produire une indemnisation tenant compte de la gravité des conséquences pour la victime.
En l’espèce, l’octroi d’une somme de 645,62 euros pour un traumatisme oculaire grave ayant entraîné des troubles visuels permanents illustre parfaitement cette insuffisance manifeste. En ne couvrant que certains frais exposés et en ignorant totalement les souffrances physiques et psychologiques endurées, une telle indemnisation ne saurait être qualifiée de « juste et appropriée ». La Cour sanctionne donc non pas le montant en lui-même, mais le principe même de l’exclusion qui empêche toute prise en considération d’une composante essentielle du préjudice. Si la Cour invalide un tel mécanisme d’exclusion, elle ne remet cependant pas en cause l’autonomie des États membres dans la définition des modalités concrètes de l’indemnisation, dès lors que celles-ci respectent un équilibre contrôlé.
II. La délimitation d’une marge d’appréciation étatique contrôlée
L’arrêt précise les limites de l’autonomie des États membres en la matière, en cherchant à concilier les contraintes budgétaires nationales avec le droit à réparation des victimes (A), ce qui confère au juge national un rôle essentiel dans le contrôle de la juste adéquation de l’indemnisation (B).
A. La conciliation entre la viabilité financière des régimes et le droit à réparation
La Cour reconnaît la légitimité pour les États membres de veiller à la viabilité financière de leurs régimes d’indemnisation. Elle réaffirme ainsi que l’article 12, paragraphe 2, de la directive 2004/80 n’impose pas aux États de garantir une « réparation complète du dommage matériel et moral subi par lesdites victimes ». L’indemnisation étatique n’a pas à être l’équivalent des dommages et intérêts qui seraient accordés par une juridiction civile à l’encontre de l’auteur de l’infraction. Cette flexibilité permet aux États d’adapter leurs régimes à leurs capacités économiques et à leurs traditions juridiques, en fixant par exemple des plafonds d’indemnisation ou des franchises.
Toutefois, cette marge d’appréciation n’est pas illimitée. La Cour établit un seuil en deçà duquel l’indemnisation ne peut être considérée comme « juste et appropriée ». En excluant une réparation purement symbolique, elle impose aux États une obligation de résultat quant au caractère adéquat de la contribution offerte à la victime. La nécessité d’assurer la viabilité financière d’un régime ne peut donc servir de prétexte pour vider de sa substance le droit à l’indemnisation. Cette appréciation de l’équilibre entre les impératifs financiers et le droit de la victime confère in fine au juge national un rôle central dans l’application du critère d’indemnisation.
B. La portée de la décision pour l’office du juge national
En définitive, il appartient aux juridictions nationales de s’assurer, au cas par cas, que l’indemnisation allouée est bien « juste et appropriée ». Cet arrêt leur fournit des critères d’appréciation clairs : elles doivent « tenir compte de la gravité des conséquences, pour les victimes, des infractions commises ainsi que de la réparation que de telles victimes sont susceptibles d’obtenir au titre de la responsabilité délictuelle de l’auteur de l’infraction ». Le juge national est ainsi invité à opérer une appréciation concrète, en comparant le préjudice réellement subi par la victime avec le montant offert par le régime national.
Cette décision renforce considérablement l’office du juge national, qui peut être amené à écarter une règle de droit interne qui conduirait à un résultat incompatible avec les objectifs de la directive. En affirmant qu’une exclusion de principe du préjudice moral est contraire au droit de l’Union, la Cour de justice livre une interprétation qui s’impose à l’ensemble des États membres. Il s’agit sans conteste d’un arrêt de principe qui vient consolider le socle des droits des victimes au sein de l’Union européenne, en garantissant que la solidarité nationale ne soit pas une simple déclaration d’intention mais se traduise par une contribution effective et équitable à la réparation de leurs souffrances.