Cour de justice de l’Union européenne, le 2 septembre 2021, n°C-570/19

Par un arrêt rendu sur renvoi préjudiciel, la Cour de justice de l’Union européenne a précisé les contours des droits des passagers en cas d’annulation d’un service de transport maritime. En l’espèce, une compagnie de transport maritime avait annulé l’ensemble des traversées prévues pour une saison sur une nouvelle liaison, en raison d’un retard de livraison du navire destiné à opérer ce service. Les passagers, qui avaient réservé leurs billets plusieurs semaines à l’avance, ont été informés de cette annulation et se sont vu proposer soit un remboursement, soit un réacheminement impliquant des itinéraires alternatifs. Saisie par une juridiction nationale dans le cadre d’un litige entre la compagnie et l’organisme national chargé de l’application du droit des passagers, la Cour a été amenée à interpréter plusieurs dispositions du règlement (UE) n° 1177/2010. La compagnie de transport soutenait principalement que le règlement n’était pas applicable aux annulations notifiées avec un long préavis et que, en tout état de cause, le retard de livraison du navire constituait une circonstance extraordinaire l’exonérant de son obligation d’indemnisation. Il était donc demandé à la Cour de justice de déterminer dans quelle mesure les droits à réacheminement et à indemnisation prévus par le règlement n° 1177/2010 s’appliquent en cas d’annulation d’un service de transport plusieurs semaines avant le départ, et de préciser les contours de ces droits ainsi que les éventuelles causes d’exonération du transporteur. La Cour répond par une interprétation extensive du règlement, favorable à la protection des passagers, en affirmant son applicabilité indépendamment du délai de préavis de l’annulation et en clarifiant les droits qui en découlent, tout en adoptant une approche stricte des conditions d’exonération de la responsabilité du transporteur.

I. L’extension du champ d’application des droits des passagers maritimes

La Cour de justice adopte une lecture finaliste du règlement, visant à garantir un niveau de protection élevé pour les passagers. Cette approche la conduit d’une part à affirmer l’applicabilité du texte aux annulations anticipées (A), et d’autre part à consacrer une conception large des droits au réacheminement et à l’indemnisation qui en découlent (B).

A. L’applicabilité du règlement aux annulations anticipées

La juridiction de renvoi s’interrogeait sur l’applicabilité du règlement n° 1177/2010 lorsque l’annulation d’une traversée est notifiée plusieurs semaines à l’avance. Le transporteur soutenait qu’un tel préavis excluait l’application du texte, qui ne viserait que les interruptions de voyage imminentes. La Cour écarte fermement cette interprétation restrictive. Elle juge que le champ d’application du règlement, défini à son article 2, repose sur la notion d’« utilisation » d’un service de transport. Or, cette notion ne saurait être limitée aux seuls passagers se trouvant physiquement à bord d’un navire. La Cour estime qu’une telle lecture viderait de leur sens des dispositions essentielles comme celles relatives au réacheminement ou à l’indemnisation. Elle retient une « lecture plus large, englobant également les passagers qui envisagent l’utilisation d’un service de transport maritime et qui ont déjà effectué les démarches nécessaires à cet égard, telles qu’une réservation ou l’achat d’un billet ». Cette interprétation téléologique, fondée sur l’objectif de protection des consommateurs, partie faible au contrat de transport, est décisive. Le simple fait d’avoir conclu un contrat de transport, matérialisé par une réservation, suffit à conférer au passager la protection du règlement, quel que soit le moment où l’annulation survient. La Cour précise ainsi qu’il ne « saurait être considéré que le législateur de l’Union ait entendu soumettre […] le champ d’application de ce règlement à des conditions supplémentaires telles que celles […] tenant au respect d’un délai de préavis minimal ».

Une fois le principe de l’application du règlement affirmé, la Cour s’est attachée à définir la portée des droits qui en découlent pour le passager.

B. La consécration d’une conception extensive du réacheminement et de l’indemnisation

L’arrêt apporte des clarifications majeures sur les articles 18 et 19 du règlement. Concernant le réacheminement, la Cour juge que lorsque le service initial est annulé et qu’aucune alternative n’existe sur la même liaison, le transporteur doit proposer une solution de substitution. Cette solution peut impliquer un itinéraire différent ou même combiner le transport maritime avec d’autres modes de transport, comme un trajet routier. Ce réacheminement doit se faire « sans aucun supplément » pour le passager, ce qui signifie que le transporteur doit prendre en charge tous les coûts additionnels induits par la solution alternative, tels que les frais de carburant ou de péage. Par ailleurs, le droit à indemnisation prévu à l’article 19 est articulé avec le choix offert au passager par l’article 18. La Cour établit une distinction fondamentale : le passager qui opte pour le remboursement de son billet perd son droit au transport et, par conséquent, ne peut prétendre à l’indemnisation pour retard à l’arrivée. En revanche, le passager qui choisit le réacheminement conserve son droit au transport et peut donc cumuler ce réacheminement avec une indemnisation si, au final, il atteint sa destination avec un retard significatif. Le choix du réacheminement ne constitue pas un nouveau contrat mais la simple exécution d’une prérogative issue du contrat initial. Enfin, la Cour précise que le « prix du billet », base de calcul de l’indemnisation, « inclut les coûts afférents aux prestations optionnelles supplémentaires choisies par le passager », comme une cabine ou un chenil, assurant ainsi une réparation proportionnée au prix réellement payé.

Cette interprétation large des droits des passagers se double d’une conception rigoureuse des obligations incombant au transporteur, notamment quant aux causes d’exonération de sa responsabilité.

II. La consolidation de la responsabilité du transporteur maritime

La Cour de justice renforce la responsabilité du transporteur en interprétant strictement les possibilités d’exonération (A) et en validant la conformité du régime d’indemnisation avec les principes fondamentaux du droit de l’Union (B).

A. Le rejet de la qualification de « circonstances extraordinaires »

L’un des apports essentiels de l’arrêt réside dans son interprétation de l’article 20, paragraphe 4, du règlement, qui permet au transporteur d’être exonéré de son obligation d’indemnisation en cas de « circonstances extraordinaires ». Le transporteur soutenait que le retard de livraison du navire par le chantier naval constituait une telle circonstance. La Cour rejette cette analyse en se fondant sur une jurisprudence constante, notamment en matière de transport aérien. Elle rappelle que la notion de circonstances extraordinaires vise des « événements qui, par leur nature ou leur origine, ne sont pas inhérents à l’exercice normal de l’activité du transporteur concerné et échappent à la maîtrise effective de celui-ci ». Or, la Cour considère que la commande et la réception d’un navire, bien que rares, sont des événements « indubitablement inhérents à l’exercice normal de l’activité d’un transporteur maritime de passagers ». Le risque d’un retard de livraison est un aléa commercial prévisible, souvent couvert par des clauses contractuelles d’indemnisation entre le transporteur et le constructeur, ce qui confirme qu’il ne s’agit pas d’un événement extérieur et imprévisible. La première condition cumulative, l’extériorité de l’événement, n’étant pas remplie, la Cour conclut que le retard de livraison ne peut être qualifié de circonstance extraordinaire, sans même avoir à examiner si l’événement échappait à la maîtrise effective du transporteur. Cette solution, qui fait peser le risque d’exploitation sur le professionnel, est protectrice pour le passager et incite les transporteurs à mieux anticiper et gérer leurs relations avec leurs fournisseurs.

Enfin, la Cour a validé la conformité du règlement lui-même aux principes fondamentaux du droit de l’Union.

B. La validation du régime d’indemnisation au regard des principes supérieurs du droit de l’Union

La juridiction de renvoi interrogeait la Cour sur la validité des articles 18 et 19 du règlement au regard de plusieurs principes généraux du droit de l’Union, soulevés par le transporteur. La Cour écarte successivement toutes les critiques. S’agissant du principe d’égalité de traitement, elle juge que la situation des transporteurs maritimes n’est pas comparable à celle des transporteurs aériens, en raison des spécificités de chaque mode de transport. Le législateur de l’Union peut donc légitimement prévoir des régimes de protection distincts. Concernant le principe de proportionnalité, la Cour reconnaît que les obligations d’indemnisation peuvent engendrer des conséquences économiques négatives pour les opérateurs. Toutefois, elle réaffirme que « l’importance que revêt l’objectif de protection des consommateurs […] est susceptible de justifier des conséquences économiques négatives, mêmes considérables, pour certains opérateurs économiques ». Les mesures apparaissent aptes à atteindre l’objectif de protection élevée des passagers et ne sont pas manifestement inappropriées, d’autant que le transporteur conserve la possibilité de se retourner contre les tiers responsables. Enfin, la Cour ne retient pas la violation du droit de propriété et de la liberté d’entreprise, estimant que le règlement opère une conciliation équilibrée entre ces droits et l’objectif d’intérêt général qu’est la protection des passagers.

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Hassan KOHEN
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