Cour de justice de l’Union européenne, le 20 décembre 2017, n°C-467/16

Un organisme public allemand, subrogé dans les droits d’une personne âgée placée en hospice en Allemagne, a cherché à obtenir le remboursement des prestations sociales versées auprès de la fille de cette dernière, domiciliée en Suisse. Pour ce faire, il a initié, le 16 octobre 2015, une procédure de conciliation obligatoire devant l’autorité compétente du canton de Schaffhouse en Suisse, réclamant le paiement d’une pension alimentaire. Cette tentative de conciliation a échoué, et une autorisation de procéder a été délivrée à l’organisme allemand le 25 janvier 2016, lui permettant de saisir le tribunal cantonal dans un délai de trois mois, ce qu’il fit le 11 mai 2016.

Entre-temps, la fille avait engagé une action en constatation négative devant une juridiction allemande le 19 février 2016, cherchant à faire juger qu’elle n’était redevable d’aucune obligation alimentaire. L’organisme public a alors soulevé une exception de litispendance, arguant que la juridiction suisse avait été saisie en premier. Le juge allemand, confronté à la question de savoir si la saisine de l’autorité de conciliation suisse pouvait marquer le début de la litispendance, a sursis à statuer et a posé une question préjudicielle à la Cour de justice de l’Union européenne.

Il était ainsi demandé si une autorité de conciliation de droit suisse devait être qualifiée de « juridiction » au sens des articles 27 et 30 de la Convention de Lugano II. Une réponse affirmative impliquait que la date de saisine de cette autorité constituait le point de départ pour déterminer l’antériorité d’une procédure aux fins de la litispendance.

Par son arrêt, la Cour de justice répond par l’affirmative. Elle juge que « les articles 27 et 30 de la convention […] doivent être interprétés en ce sens que, en cas de litispendance, la date à laquelle a été engagée une procédure obligatoire de conciliation devant une autorité de conciliation de droit suisse constitue la date à laquelle une “juridiction” est réputée saisie ». Pour parvenir à cette solution, la Cour adopte une interprétation fonctionnelle et autonome de la notion de juridiction, assurant l’effet utile des règles de litispendance.

L’apport de cette décision réside dans l’adoption d’une conception extensive de la notion de juridiction, guidée par les objectifs de la Convention de Lugano II (I), ce qui conduit à une solution pragmatique renforçant la sécurité juridique dans l’espace judiciaire européen (II).

***

I. L’extension fonctionnelle de la notion de juridiction

La Cour de justice fonde sa décision sur une interprétation autonome de la notion de juridiction, inhérente au système de la Convention (A), ce qui lui permet d’assimiler l’autorité de conciliation suisse à une instance juridictionnelle au regard des fonctions qu’elle exerce (B).

A. L’autonomie de la notion de « juridiction » dans la Convention de Lugano II

Afin d’assurer une application uniforme des règles de compétence, la Cour rappelle le principe fondamental de l’interprétation autonome des concepts clés de la Convention. Elle souligne « l’objectif d’une interprétation uniforme des dispositions équivalentes de la convention de Lugano II et du règlement no 44/2001 », en se référant au protocole no 2 annexé à la Convention. Cette démarche vise à garantir une cohérence entre les instruments régissant l’espace judiciaire européen et à prévenir les divergences d’interprétation qui pourraient naître d’un simple renvoi aux droits nationaux.

C’est dans ce cadre que la Cour examine la notion de « juridiction ». Elle se réfère à l’article 62 de la Convention, qui dispose que ce terme « inclut toute autorité désignée par un État lié par la présente convention comme étant compétente dans les matières relevant du champ d’application de celle-ci ». S’appuyant sur le rapport explicatif de M. Pocar, la Cour consacre explicitement une « approche fonctionnelle selon laquelle une autorité est qualifiée de juridiction par les fonctions qu’elle exerce plutôt que par la classification formelle à laquelle elle appartient en vertu du droit national ». Par cette approche, la Cour s’affranchit de la qualification de l’autorité de conciliation en droit suisse pour se concentrer sur la nature de sa mission.

B. L’assimilation de l’autorité de conciliation à une fonction juridictionnelle

Appliquant cette grille d’analyse fonctionnelle, la Cour examine les caractéristiques de la procédure de conciliation suisse. Elle relève plusieurs éléments déterminants pour qualifier l’autorité de conciliation de « juridiction ». D’une part, cette procédure est obligatoire, son absence entraînant l’irrecevabilité de la demande en justice. Elle constitue donc un préalable indispensable à la saisine du juge du fond, formant avec la procédure judiciaire une « seule et même unité procédurale ».

D’autre part, la Cour constate que cette autorité dispose de pouvoirs qui excèdent une simple mission de médiation. Elle peut rendre des jugements contraignants dans les litiges de faible valeur, émettre des propositions de jugement qui acquièrent force de chose jugée en l’absence d’opposition, ou encore ratifier des transactions ayant les effets d’une décision. Ces prérogatives démontrent que l’autorité exerce une véritable fonction décisionnelle. Enfin, elle est soumise à des garanties d’indépendance et d’impartialité, telles que les règles de récusation applicables aux juges. L’ensemble de ces facteurs justifie de considérer que, dans l’exercice de ses fonctions, cette autorité agit comme une juridiction au sens de la Convention.

II. La consécration d’une solution pragmatique au service de la sécurité juridique

En retenant la date de la requête en conciliation comme date de saisine, la Cour consolide le mécanisme de la litispendance (A) et offre une clarification importante quant à la portée de sa solution pour l’ensemble des modes alternatifs de règlement des litiges (B).

A. La valeur de la solution : une prévention efficace des procédures parallèles

La décision commentée renforce considérablement l’efficacité des règles de litispendance prévues à l’article 27 de la Convention. L’objectif de ce mécanisme est d’éviter que des décisions contradictoires ne soient rendues par des juridictions de différents États et de prévenir les stratégies de course au tribunal (« forum shopping »). En fixant la date de saisine au moment de l’introduction de la procédure de conciliation obligatoire, la Cour établit un critère chronologique clair et prévisible.

Cette solution est d’autant plus pertinente que la saisine du juge du fond peut être différée de plusieurs mois après l’échec de la conciliation. Retenir la date de saisine du tribunal au fond aurait ouvert une fenêtre d’incertitude durant laquelle une partie diligente aurait pu saisir une juridiction dans un autre État, créant ainsi une situation de litispendance complexe et préjudiciable à la bonne administration de la justice. La Cour, en jugeant que la date de l’acte introductif d’instance est celle du dépôt de la requête en conciliation, adopte une solution pragmatique qui neutralise ce risque et garantit la pleine application du principe *prior tempore, potior jure*.

B. La portée de l’arrêt : une clarification pour les systèmes de règlement alternatif des litiges

Au-delà du cas spécifique du droit suisse, cet arrêt revêt une portée considérable pour tous les systèmes juridiques des États liés par la Convention de Lugano II ou par le règlement Bruxelles I bis qui prévoient des modes de règlement amiable des différends à caractère obligatoire. En adoptant une définition fonctionnelle de la juridiction, la Cour envoie un signal clair : dès lors qu’un organisme est investi par la loi d’une mission obligatoire de conciliation ou de médiation, avec des pouvoirs quasi-juridictionnels et des garanties procédurales suffisantes, il est susceptible d’être considéré comme une « juridiction » pour l’application des règles de litispendance.

Cette jurisprudence pourrait ainsi s’étendre à d’autres dispositifs, tels que les procédures de médiation familiale obligatoires ou les commissions de conciliation préalables en matière de baux commerciaux ou de litiges de consommation, si leurs caractéristiques fonctionnelles le justifient. La solution favorise ainsi la reconnaissance et l’intégration des modes alternatifs de règlement des litiges dans l’architecture judiciaire européenne, tout en assurant que leur utilisation ne vienne pas affaiblir les mécanismes de sécurité juridique et de prévisibilité que la Convention a pour but d’établir.

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Hassan KOHEN
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