Cour de justice de l’Union européenne, le 20 décembre 2017, n°C-677/15

Par un arrêt rendu sur pourvoi, la Cour de justice de l’Union européenne se prononce sur les conditions d’engagement de la responsabilité non contractuelle d’un pouvoir adjudicateur en matière de marchés publics. En l’espèce, l’Office de l’Union européenne pour la propriété intellectuelle avait lancé une procédure d’appel d’offres pour des services de conseil en technologies de l’information. Une société soumissionnaire, dont l’offre fut classée au troisième rang, a été informée du rejet de sa proposition. Estimant la décision d’attribution irrégulière, cette société a saisi le Tribunal de l’Union européenne d’un recours en annulation et d’une demande indemnitaire visant à réparer le préjudice subi du fait de la perte d’une chance de se voir attribuer le marché. Par un arrêt du 7 octobre 2015, le Tribunal a annulé la décision de l’Office et a condamné l’Union européenne à réparer le dommage subi par la société requérante au titre de la perte d’une chance. Le Tribunal a notamment retenu que l’Office avait violé les principes d’égalité de traitement et de transparence en appliquant une pondération de sous-critères non prévue au cahier des charges, commis des erreurs manifestes d’appréciation et manqué à son obligation de motivation. L’Office a alors formé un pourvoi devant la Cour de justice, contestant les erreurs de droit qu’aurait commises le Tribunal dans son appréciation de la légalité de la procédure d’attribution et dans l’engagement de la responsabilité de l’Union. La question posée à la Cour était donc double : d’une part, déterminer si les irrégularités constatées par le Tribunal, notamment l’application d’une pondération non communiquée, suffisaient à vicier la procédure et à justifier l’annulation de la décision ; d’autre part, préciser les conditions dans lesquelles de telles illégalités peuvent ouvrir droit à une indemnisation pour perte de chance. La Cour de justice annule partiellement l’arrêt du Tribunal, considérant que celui-ci a commis une erreur de droit en jugeant que la simple application d’une pondération non publiée constituait une violation des principes de transparence et d’égalité des chances, sans vérifier si trois conditions cumulatives étaient réunies. Cependant, la Cour confirme que d’autres irrégularités, notamment une erreur manifeste d’appréciation et des défauts de motivation, justifiaient l’annulation de la décision d’attribution. Elle infirme en revanche la condamnation indemnitaire, estimant que le lien de causalité entre les fautes avérées et la perte de chance alléguée n’était pas établi.

L’arrêt commenté vient ainsi préciser l’articulation entre le contrôle de la légalité de la procédure d’attribution (I) et les conditions de la mise en jeu de la responsabilité du pouvoir adjudicateur (II).

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I. Un contrôle renforcé de la légalité de la procédure d’attribution

La Cour de justice, tout en censurant une partie du raisonnement du Tribunal, confirme l’exigence d’un contrôle rigoureux de la procédure d’attribution. Elle clarifie d’abord les conditions d’application d’une pondération des sous-critères d’attribution (A), avant de valider l’annulation de la décision litigieuse fondée sur d’autres irrégularités jugées suffisantes (B).

A. La précision des conditions de détermination *a posteriori* de la pondération des sous-critères

Le principal apport de la décision réside dans la censure de l’analyse du Tribunal concernant l’application de facteurs de pondération non prévus au cahier des charges. La Cour juge que le Tribunal a commis une erreur de droit en déduisant automatiquement une violation des principes d’égalité des chances et de transparence du simple fait qu’une pondération de sous-critères n’avait pas été préalablement communiquée aux soumissionnaires. Elle rappelle ainsi sa jurisprudence constante selon laquelle une telle détermination *a posteriori* est possible, mais soumise à des conditions strictes. En effet, il est admis qu’un pouvoir adjudicateur puisse « déterminer, après l’expiration du délai de présentation des offres, des coefficients de pondération pour les sous-critères qui correspondent en substance aux critères préalablement portés à la connaissance des soumissionnaires ».

Toutefois, la validité d’une telle démarche est subordonnée à la réunion de trois conditions cumulatives. Premièrement, cette détermination ne doit pas modifier les critères d’attribution du marché tels que définis initialement. Deuxièmement, elle ne doit pas contenir d’éléments qui, s’ils avaient été connus lors de la préparation des offres, auraient pu influencer cette préparation. Troisièmement, elle ne doit pas avoir été adoptée sur la base d’éléments susceptibles d’avoir un effet discriminatoire envers l’un des soumissionnaires. En omettant de vérifier si ces trois conditions étaient remplies en l’espèce, le Tribunal a fondé son raisonnement sur une prémisse juridique erronée, ce qui justifie l’annulation de son arrêt sur ce point. Cette clarification impose donc au juge de l’Union un examen plus approfondi, l’obligeant à ne pas se contenter de constater l’absence de publication de la pondération, mais à en analyser concrètement les effets potentiels sur la procédure.

B. La sanction maintenue de l’annulation pour des irrégularités avérées et suffisantes

Bien que la Cour de justice ait invalidé le motif principal ayant conduit le Tribunal à conclure à l’illégalité de la procédure, elle n’en tire pas toutes les conséquences quant à la solution finale du litige. Elle confirme en effet que d’autres vices entachant la décision de l’Office étaient suffisants pour justifier son annulation. Le Tribunal avait relevé, outre le problème de la pondération, une erreur manifeste d’appréciation concernant le deuxième critère d’attribution ainsi que plusieurs défauts de motivation rendant impossible le contrôle de la légalité de l’évaluation sur certains points.

La Cour estime que ces irrégularités, qui ne sont pas remises en cause sur le fond par le pourvoi, suffisent à elles seules à justifier le dispositif d’annulation de l’arrêt du Tribunal. Elle écarte ainsi les arguments de l’Office selon lesquels ces irrégularités seraient inopérantes, faute pour le requérant d’avoir démontré leur incidence sur le résultat final. La Cour souligne que l’Office « n’explicite et n’établit pas que, dans le cas d’espèce, la décision litigieuse n’aurait pas pu être plus favorable » au soumissionnaire évincé. Cette approche confirme qu’une erreur manifeste d’appréciation ou un défaut de motivation substantiel, en ce qu’ils privent le juge de sa capacité à exercer un contrôle effectif, constituent des vices d’une gravité telle qu’ils justifient l’annulation de la décision d’attribution, sans qu’il soit toujours nécessaire d’établir qu’en leur absence, le classement des offres aurait été différent.

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II. Une conception stricte de l’indemnisation de la perte de chance

Après avoir statué sur la légalité de la procédure, la Cour de justice se penche sur la question indemnitaire et adopte une position restrictive. Elle rappelle l’exigence d’un lien de causalité direct entre la faute et le préjudice (A), avant de procéder à une appréciation concrète de l’incidence de l’illégalité (B).

A. Le rappel de l’exigence d’un lien de causalité direct entre l’illégalité et le préjudice

La Cour annule la partie de l’arrêt du Tribunal qui condamnait l’Union à verser une indemnité pour perte de chance. Elle considère que le Tribunal n’a pas établi à suffisance de droit l’existence d’un lien de causalité entre les illégalités restantes et le préjudice allégué par la société requérante. En effet, le Tribunal avait lui-même jugé qu’un tel lien ne pouvait être reconnu s’agissant des défauts de motivation. Par conséquent, la responsabilité de l’Union ne pouvait reposer que sur la seule erreur manifeste d’appréciation relative à un critère d’attribution, puisque l’illégalité concernant la pondération des sous-critères avait été écartée par la Cour elle-même.

Or, la Cour de justice estime que le simple constat de cette erreur ne suffit pas à engager la responsabilité du pouvoir adjudicateur. Conformément à une jurisprudence bien établie, la responsabilité non contractuelle de l’Union est subordonnée à la réunion de trois conditions : l’illégalité du comportement, la réalité du dommage et l’existence d’un lien de causalité entre le comportement et le préjudice. La Cour souligne que le Tribunal « n’établit pas à suffisance de droit l’existence d’un tel lien de causalité ». Cette position réaffirme que la perte de chance ne se présume pas du seul fait d’une illégalité procédurale. Il appartient au requérant de démontrer que cette illégalité l’a privé d’une chance sérieuse d’obtenir le marché, ce que le Tribunal n’avait pas vérifié.

B. L’incidence concrète et décisive de l’illégalité comme condition de l’indemnisation

Statuant elle-même sur le litige, la Cour de justice procède à une analyse concrète des conséquences de l’erreur manifeste d’appréciation commise par l’Office. Elle constate que, même si l’offre de la société évincée avait obtenu la note maximale pour le critère concerné par l’erreur, son score final serait demeuré inférieur à ceux des offres classées aux premier et deuxième rangs. L’illégalité, bien que réelle et suffisante pour justifier l’annulation de la décision, n’a donc eu aucune incidence effective sur le classement final. Par conséquent, le préjudice invoqué, à savoir la perte d’une chance d’obtenir le marché, n’est ni réel ni certain.

La Cour en conclut que « la demande indemnitaire présentée par [le soumissionnaire] est rejetée ». Cette approche pragmatique distingue clairement la légalité de la procédure, qui exige un respect scrupuleux des règles formelles sous peine d’annulation, de la responsabilité, qui ne peut être engagée qu’en présence d’un préjudice directement et certainement causé par la faute de l’administration. L’arrêt illustre ainsi la difficulté pour un soumissionnaire évincé d’obtenir une réparation financière, la charge de la preuve d’un lien de causalité direct et certain se révélant particulièrement lourde. L’annulation de la décision reste la sanction de principe des irrégularités procédurales, tandis que l’indemnisation demeure l’exception.

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Hassan KOHEN
Avocat Associé

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