Cour de justice de l’Union européenne, le 20 décembre 2017, n°C-70/16

Par un arrêt rendu par sa quatrième chambre, la Cour de justice de l’Union européenne se prononce sur le pourvoi formé contre une décision du Tribunal de l’Union européenne du 26 novembre 2015. Ce litige s’inscrit dans le domaine du droit des aides d’État et concerne la légalité d’une décision de la Commission européenne du 19 juin 2013, par laquelle cette dernière avait qualifié d’aide d’État incompatible avec le marché intérieur une mesure de financement public espagnole. Cette mesure visait à soutenir le déploiement et l’exploitation du réseau de télévision numérique terrestre dans des zones géographiques éloignées et moins urbanisées, où l’initiative privée faisait défaut.

En l’espèce, les autorités d’un État membre avaient mis en place un financement public pour assurer la transition de la télévision analogique vers la télévision numérique, garantissant ainsi une couverture quasi totale de la population. Suite à une plainte déposée par un opérateur de radiodiffusion satellitaire, la Commission européenne a ouvert une procédure formelle d’examen. À l’issue de celle-ci, la Commission a conclu que la mesure constituait une aide d’État en faveur des opérateurs de la plateforme terrestre, mise à exécution illégalement et incompatible avec le marché intérieur au motif, notamment, qu’elle ne respectait pas le principe de neutralité technologique. Elle a par conséquent ordonné la récupération de l’aide auprès de ses bénéficiaires.

Une communauté autonome et une entreprise publique active dans le secteur des télécommunications ont alors formé un recours en annulation contre cette décision devant le Tribunal de l’Union européenne. Le Tribunal a cependant rejeté l’intégralité de leurs moyens et confirmé l’analyse de la Commission. C’est dans ce contexte que les requérantes ont saisi la Cour de justice d’un pourvoi, lui demandant d’annuler l’arrêt du Tribunal et, statuant au fond, la décision de la Commission. La question de droit déterminante qui se posait à la Cour consistait à savoir si la motivation d’une décision est suffisante, au regard de l’exigence de l’article 296 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, lorsque, pour établir le caractère sélectif d’une mesure, elle se borne à constater que celle-ci bénéficie à un secteur et à une technologie spécifiques, sans analyser explicitement la comparabilité de la situation des bénéficiaires avec celle des opérateurs exclus.

La Cour de justice répond par la négative à cette question. Elle juge que l’analyse de la sélectivité impose de démontrer en quoi les entreprises favorisées se trouvent dans une situation factuelle et juridique comparable à celle des entreprises qui ne bénéficient pas de la mesure, au regard de l’objectif poursuivi. Constatant que « les motifs de la décision litigieuse, pas plus d’ailleurs que ceux de l’arrêt attaqué, ne contiennent aucune indication permettant de comprendre pour quelles raisons il conviendrait de considérer que les entreprises utilisant la technologie terrestre se trouvent dans une telle situation par rapport aux entreprises utilisant d’autres technologies », la Cour en conclut à une motivation insuffisante. Cette violation des formes substantielles la conduit à annuler l’arrêt du Tribunal, puis la décision de la Commission elle-même. La solution retenue illustre l’attachement de la Cour à un contrôle rigoureux de la motivation des actes de la Commission, particulièrement en ce qui concerne la démonstration du critère de sélectivité (I), et confirme que le défaut de motivation sur un élément essentiel de l’aide constitue un vice justifiant l’annulation de l’acte (II).

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I. L’exigence renforcée de motivation dans l’appréciation de la sélectivité

La Cour de justice censure l’approche retenue par le Tribunal qui avait validé une conception trop sommaire de la sélectivité (A), pour lui substituer une obligation d’analyse explicite et circonstanciée de la comparabilité des situations (B).

A. Le rejet d’une constatation matérielle de la sélectivité jugée insuffisante

Dans son examen de la mesure, la Commission, suivie par le Tribunal, avait estimé que le critère de sélectivité était rempli par le simple fait que le financement public ne profitait qu’à un nombre restreint d’acteurs économiques. Le raisonnement était double : l’aide était sectorielle, car elle ne bénéficiait « qu’au secteur de la radiodiffusion », et, au sein de ce secteur, elle était encore plus restreinte puisqu’elle « ne concernait que les entreprises qui intervenaient sur le marché de la plateforme terrestre ». Cette approche, souvent qualifiée de sélectivité *de facto*, s’appuie sur la constatation matérielle que la mesure ne s’applique pas à l’ensemble des opérateurs économiques mais réserve ses avantages à une catégorie prédéfinie.

Une telle démarche, si elle peut sembler pragmatique, présente le risque d’une simplification excessive. Elle présume l’existence d’un avantage sélectif sans s’engager dans une analyse complète de l’ensemble des opérateurs potentiellement concernés par l’objectif de la mesure. En l’espèce, l’objectif était de garantir une couverture télévisuelle universelle. Or, plusieurs technologies, notamment terrestre et satellitaire, pouvaient concourir à cette fin. En se contentant de constater que seule la technologie terrestre était subventionnée, le Tribunal a validé une analyse qui éludait la question fondamentale de savoir si les opérateurs des différentes plateformes se trouvaient dans une position comparable pour atteindre cet objectif dans les zones concernées.

B. L’impératif d’une analyse explicite de la comparabilité des situations

La Cour de justice censure précisément ce point en rappelant le cœur de la méthodologie d’appréciation de la sélectivité. Celle-ci ne peut être déduite automatiquement du champ d’application restreint d’une mesure. Elle « impose de déterminer si, dans le cadre d’un régime juridique donné, une mesure nationale est de nature à favoriser “certaines entreprises ou certaines productions” par rapport à d’autres, qui se trouvent, au regard de l’objectif poursuivi par ledit régime, dans une situation factuelle et juridique comparable ». L’étape cruciale est donc l’analyse de cette comparabilité.

En l’occurrence, la Cour constate que ni la Commission ni le Tribunal n’ont fourni d’éléments permettant de justifier une telle comparabilité. Leurs décisions respectives « ne contiennent aucune indication permettant de comprendre pour quelles raisons il conviendrait de considérer que les entreprises utilisant la technologie terrestre se trouvent dans une telle situation par rapport aux entreprises utilisant d’autres technologies ». En l’absence de cette démonstration, il est impossible de vérifier si la différenciation opérée par l’État membre est arbitraire ou si, au contraire, elle est justifiée par la nature et l’économie du système dans lequel elle s’inscrit. En imposant cette exigence de motivation explicite, la Cour garantit que la qualification de sélectivité ne soit pas le fruit d’une présomption, mais le résultat d’un raisonnement juridique complet et vérifiable.

II. La portée de la sanction d’un défaut de motivation

La censure opérée par la Cour ne se limite pas à un rappel méthodologique ; elle emporte des conséquences radicales en qualifiant le vice de substantiel et en procédant à une double annulation (A), adressant ainsi un message clair à la Commission quant à la rigueur attendue dans ses enquêtes (B).

A. L’annulation pour violation des formes substantielles

La Cour de justice ne considère pas l’insuffisance de motivation comme une simple erreur de forme. Elle estime qu’« une telle absence de motivation relève de la violation des formes substantielles et entrave ainsi le contrôle juridictionnel du juge de l’Union ». Cette qualification est déterminante. Un défaut de motivation sur un élément aussi central que la sélectivité, condition constitutive de la notion même d’aide d’État, prive les parties intéressées de la capacité de comprendre et de contester utilement le raisonnement de l’institution. Simultanément, elle empêche le juge d’exercer pleinement son contrôle de légalité sur l’appréciation complexe portée par la Commission.

La sanction est donc à la hauteur du vice constaté. Conformément à l’article 61 de son statut, la Cour, après avoir annulé l’arrêt du Tribunal, statue elle-même définitivement sur le litige. Puisqu’il est en état d’être jugé, elle annule la décision de la Commission pour les mêmes motifs. Cette double annulation, qui est rare, témoigne de la gravité que la Cour attache au respect du droit à une bonne administration et à l’obligation de motivation qui en découle. La valeur de cette décision réside dans sa réaffirmation que les droits de la défense et l’effectivité du contrôle juridictionnel priment sur toute considération d’économie procédurale pour la Commission.

B. La portée d’une censure à caractère procédural

Il convient de noter que l’arrêt ne se prononce pas sur le fond de l’affaire, c’est-à-dire sur la question de savoir si la mesure espagnole était ou non, en définitive, une aide d’État sélective. La victoire des requérantes est d’ordre procédural. La Cour sanctionne une méthode, non une conclusion. Par conséquent, rien n’interdirait en théorie à la Commission de reprendre son enquête et d’adopter une nouvelle décision, à condition cette fois de motiver de manière circonstanciée et explicite les raisons pour lesquelles elle considérerait les opérateurs terrestres et satellitaires comme étant dans une situation comparable au regard de l’objectif de couverture universelle.

La portée de cet arrêt est donc avant tout pédagogique. Il constitue un avertissement pour la Commission, l’incitant à une plus grande rigueur dans la construction de son argumentation juridique, notamment dans des dossiers où plusieurs technologies peuvent répondre à un même besoin d’intérêt général. En ne validant pas les raccourcis analytiques, la Cour de justice renforce la sécurité juridique pour les États membres et les entreprises, qui sont ainsi assurés que les décisions de la Commission reposent sur une analyse complète et transparente de tous les critères posés par le Traité. L’arrêt s’inscrit ainsi dans une jurisprudence constante qui encadre strictement le pouvoir d’appréciation de la Commission en matière d’aides d’État.

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Hassan KOHEN
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