Cour de justice de l’Union européenne, le 20 décembre 2017, n°C-70/16

Par un arrêt rendu le 7 septembre 2017, la Cour de justice de l’Union européenne s’est prononcée sur les conditions de qualification d’une mesure nationale en aide d’État, et plus particulièrement sur l’exigence de motivation du critère de sélectivité. En l’espèce, les autorités d’un État membre avaient mis en place un financement public pour assurer le déploiement de la télévision numérique terrestre dans des zones géographiques éloignées et moins urbanisées. Une société privée, opérateur d’une plateforme de radiodiffusion satellitaire, a déposé une plainte auprès de la Commission européenne, considérant que ce financement constituait une aide d’État illégale favorisant la technologie terrestre au détriment de la sienne.

Par une décision du 19 juin 2013, la Commission a qualifié la mesure d’aide d’État incompatible avec le marché intérieur, au motif principal qu’elle ne respectait pas le principe de neutralité technologique. Elle a par conséquent ordonné la récupération de l’aide auprès de ses bénéficiaires. Une communauté autonome et une entreprise publique chargées du déploiement du réseau terrestre ont saisi le Tribunal de l’Union européenne d’un recours en annulation de cette décision. Par un arrêt du 26 novembre 2015, le Tribunal a rejeté leurs recours. Les requérantes ont alors formé un pourvoi devant la Cour de justice, contestant l’appréciation du Tribunal sur plusieurs points, dont la qualification d’aide d’État et le caractère sélectif de la mesure.

Le problème de droit soumis à la Cour de justice consistait donc à déterminer si la Commission, pour établir le caractère sélectif d’une mesure, est tenue de motiver sa décision en expliquant en quoi les entreprises bénéficiaires se trouvent dans une situation factuelle et juridique comparable à celles qui en sont exclues. De manière subsidiaire, il s’agissait de savoir si l’absence d’une telle motivation constitue un vice de forme substantiel de nature à entraîner l’annulation de la décision.

La Cour de justice répond par l’affirmative à ces deux questions. Elle juge que le raisonnement du Tribunal, qui a validé la motivation lacunaire de la Commission, est « entaché d’une erreur de droit ». Elle annule par conséquent l’arrêt du Tribunal. Statuant ensuite définitivement sur le litige, elle annule la décision de la Commission pour violation des formes substantielles, en raison d’un défaut de motivation concernant l’appréciation de la sélectivité de la mesure. La solution retenue par la Cour réaffirme ainsi l’importance formelle et substantielle de la motivation du critère de sélectivité (I), entraînant l’annulation de l’acte de la Commission pour défaut de contrôle juridictionnel adéquat par le Tribunal (II).

I. L’exigence réaffirmée d’une motivation circonstanciée du critère de sélectivité

La Cour de justice rappelle que l’appréciation de la sélectivité ne saurait se satisfaire d’une simple constatation formelle, mais exige une analyse comparative rigoureuse (A), dont l’absence constitue un vice de procédure fondamental (B).

A. Le rejet d’une présomption de sélectivité pour les mesures sectorielles

La Cour de justice censure l’approche adoptée par la Commission et validée par le Tribunal, qui consistait à déduire la sélectivité du simple fait que la mesure ne bénéficiait qu’au secteur de la radiodiffusion et, au sein de ce secteur, uniquement aux entreprises utilisant la technologie terrestre. La Cour rappelle fermement qu’une telle approche est insuffisante pour caractériser la sélectivité au sens de l’article 107, paragraphe 1, du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne. Elle énonce en effet qu’« une mesure dont ne bénéficie qu’un secteur d’activité ou une partie des entreprises de ce secteur n’est pas nécessairement sélective ». Pour qu’elle le soit, il est impératif de démontrer que la mesure avantage certaines entreprises par rapport à d’autres se trouvant « dans une situation factuelle et juridique comparable » au regard de l’objectif poursuivi par le régime en cause.

En l’espèce, ni la décision de la Commission ni l’arrêt du Tribunal ne contenaient d’explication sur les raisons pour lesquelles les entreprises du secteur de la radiodiffusion terrestre devaient être considérées comme comparables à celles utilisant d’autres technologies, comme le satellite. La Cour rejette l’argument selon lequel une telle motivation serait superflue pour une mesure d’application sectorielle ou géographique. Ce faisant, elle s’oppose à toute forme de présomption de sélectivité et impose à la Commission de procéder systématiquement à une analyse concrète de la comparabilité des situations, analyse qui doit apparaître explicitement dans la motivation de sa décision.

B. La sanction du défaut de motivation par la violation des formes substantielles

La Cour ne se contente pas de constater l’insuffisance de la motivation, elle la qualifie de vice majeur en affirmant qu’« une telle absence de motivation relève de la violation des formes substantielles et entrave ainsi le contrôle juridictionnel du juge de l’Union ». Cette qualification n’est pas neutre : elle signifie que le défaut de motivation n’est pas une simple erreur de plume, mais une atteinte grave aux principes fondamentaux de la procédure administrative de l’Union. La motivation d’une décision est en effet ce qui permet aux parties intéressées de comprendre les raisons de l’acte qui les affecte, et donc de défendre leurs droits utilement.

Plus encore, elle est la condition sine qua non de l’exercice du contrôle juridictionnel. Sans une motivation claire sur les raisons pour lesquelles la Commission a estimé les situations comparables, le juge de l’Union ne peut vérifier le bien-fondé de l’appréciation portée sur le caractère sélectif de l’aide. En liant directement le défaut de motivation à l’impossibilité d’un contrôle effectif, la Cour ancre l’exigence de l’article 296 du Traité au cœur du droit à un recours effectif et du principe de l’État de droit. La sanction de l’annulation pour vice de forme substantiel devient alors inéluctable.

II. Les conséquences procédurales et substantielles de l’insuffisante motivation

La constatation d’une erreur de droit dans l’appréciation de la motivation conduit la Cour à censurer l’arrêt du Tribunal (A), avant de régler elle-même définitivement le litige en annulant la décision de la Commission (B).

A. La censure de l’arrêt du Tribunal pour contrôle juridictionnel insuffisant

En première instance, le Tribunal avait écarté l’argument des requérantes relatif à l’insuffisance de motivation en estimant que la décision de la Commission était adéquatement motivée dès lors qu’elle indiquait que la mesure ne bénéficiait qu’au secteur de la radiodiffusion terrestre. La Cour de justice juge que ce raisonnement est « entaché d’une erreur de droit ». En se satisfaisant d’une motivation aussi sommaire, le Tribunal n’a pas exercé son contrôle de manière suffisamment approfondie. Il aurait dû vérifier si la Commission avait concrètement analysé la comparabilité des situations entre les opérateurs terrestres et les autres opérateurs, notamment satellitaires.

Cette censure met en lumière le rôle de gardien de la légalité que la Cour de justice entend faire jouer au Tribunal dans le contentieux des aides d’État. Il ne lui appartient pas seulement de vérifier l’absence d’erreur manifeste d’appréciation de la part de la Commission, mais aussi de s’assurer du respect scrupuleux par celle-ci de ses obligations procédurales, au premier rang desquelles figure l’obligation de motivation. En acceptant une motivation insuffisante, le Tribunal a manqué à son office, ce qui justifie l’annulation de son arrêt pour ne pas avoir lui-même sanctionné la violation d’une forme substantielle par l’institution.

B. Le règlement définitif du litige par l’annulation de la décision de la Commission

Conformément à l’article 61 du Statut de la Cour de justice, celle-ci a la faculté, après annulation d’une décision du Tribunal, de statuer définitivement sur le litige lorsque celui-ci est en état d’être jugé. C’est la voie qu’elle choisit en l’espèce. Appliquant le raisonnement qui l’a conduite à annuler l’arrêt du Tribunal, elle examine directement la légalité de la décision de la Commission. Elle conclut sans surprise que, pour les mêmes motifs, « la décision litigieuse doit être annulée pour violation des formes substantielles ».

Cette issue a des conséquences radicales. L’annulation de la décision emporte la disparition rétroactive de l’acte et de tous ses effets. L’aide d’État n’est plus considérée comme illégale et incompatible, et l’ordre de récupération devient caduc. Bien que la Cour ne se prononce pas sur le fond de la qualification d’aide d’État, sa décision met un terme, du moins provisoirement, à la procédure engagée contre l’État membre concerné. Pour la Commission, c’est un rappel à l’ordre sur la rigueur procédurale attendue de ses services. Pour les entreprises et les autorités publiques impliquées, cette décision démontre que la contestation des vices de forme peut être une stratégie contentieuse aussi efficace, sinon plus, que la discussion sur le fond du droit.

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Hassan KOHEN
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