L’arrêt soumis à commentaire, rendu sur renvoi préjudiciel par la Cour de justice de l’Union européenne, offre une clarification essentielle sur le régime d’allocation des quotas d’émission de gaz à effet de serre dans le secteur aérien. En l’espèce, une compagnie aérienne, bénéficiaire d’une allocation de quotas à titre gratuit pour la période 2012-2020, a été déclarée en insolvabilité en 2017 et a cessé ses activités la même année. L’autorité nationale compétente a alors retiré les quotas qui avaient été alloués pour les années 2018 à 2020, au motif que la compagnie n’exerçait plus d’activités aériennes. L’administrateur judiciaire de la compagnie a contesté cette décision, arguant notamment du principe de confiance légitime et d’un considérant d’une directive suggérant le maintien des allocations même en cas de cessation d’activité. Saisie d’une question préjudicielle par le tribunal administratif de Berlin, la Cour de justice était donc amenée à déterminer si le droit de l’Union, et plus particulièrement la directive 2003/87/CE, s’oppose au retrait de quotas d’émission alloués à un exploitant d’aéronef pour la période suivant la cessation de ses activités. La Cour répond que l’allocation doit au contraire être diminuée en proportion de la période durant laquelle les activités ne sont plus exercées, liant ainsi indissociablement le bénéfice des quotas à l’exercice effectif d’une activité aérienne. La solution, qui ancre l’octroi des quotas dans la réalité de l’activité économique (I), réaffirme avec force la finalité environnementale du système d’échange de quotas d’émission (II).
I. L’OCTROI DES QUOTAS SUBORDONNÉ À L’EXERCICE EFFECTIF DE L’ACTIVITÉ AÉRIENNE
La Cour fonde son raisonnement sur une interprétation stricte des textes régissant le système d’échange. Elle en déduit que la délivrance des quotas est conditionnée par le maintien de l’activité (A) et écarte par conséquent les sources de droit qui pourraient suggérer une solution contraire, telles que la confiance légitime ou le préambule de la directive (B).
A. Une interprétation littérale des conditions de délivrance des quotas
La Cour de justice s’attache à l’économie de l’article 3 sexies de la directive 2003/87 pour établir son raisonnement. Ce texte prévoit que l’allocation des quotas est calculée en amont pour l’ensemble d’une période d’échanges, mais leur délivrance est effectuée par tranches annuelles. Le calcul de ces tranches annuelles est explicitement lié à l’activité de l’exploitant, puisque le nombre de quotas est « déterminé en divisant le total des quotas pour la période en question […] par le nombre d’années dans la période pour laquelle cet exploitant d’aéronef réalise une des activités visées à l’annexe I ».
De cette disposition, la Cour tire une conséquence logique et décisive. La réalisation d’activités aériennes soumises au système d’échange ne constitue pas une simple présomption sur laquelle le calcul initial des quotas repose, mais bien une « condition matérielle pour la délivrance effective des tranches annuelles de ces quotas ». La qualité d’« exploitant d’aéronef », définie à l’article 3 de la directive comme la personne qui exploite un aéronef au moment où il effectue une activité aérienne, doit donc perdurer pour justifier la réception des quotas année après année. La cessation des vols entraîne mécaniquement la perte de cette qualité, rendant ainsi l’exploitant inéligible aux délivrances futures de quotas, même si ceux-ci avaient été alloués dans leur totalité au début de la période.
B. Le rejet des arguments fondés sur la confiance légitime et le préambule de la directive
Face à cette interprétation textuelle, l’administrateur judiciaire invoquait le principe de protection de la confiance légitime, estimant que la décision d’allocation initiale avait créé une espérance fondée quant à la réception de l’intégralité des quotas. La Cour rejette cet argument en rappelant que ce principe ne peut être invoqué qu’en présence d’« assurances précises » fournies par l’autorité administrative. Or, la décision d’allocation, dont le régime est encadré par la directive, ne saurait être interprétée comme une garantie de délivrance inconditionnelle, indépendante de la poursuite des activités.
Plus délicate était la question posée par le considérant 20 de la directive 2008/101, qui énonce qu’« [i]l convient que les exploitants d’aéronefs qui cessent leurs activités continuent de recevoir des quotas jusqu’à la fin de la période pour laquelle des quotas ont déjà été attribués à titre gratuit ». Cette phrase semblait soutenir directement la thèse du demandeur. Toutefois, la Cour réaffirme une règle fondamentale de l’interprétation du droit de l’Union : « le préambule d’un acte de l’Union n’a pas de valeur juridique contraignante et ne saurait être invoqué ni pour déroger aux dispositions mêmes de l’acte concerné ». Constatant une contradiction manifeste entre ce considérant et le libellé de l’article 3 sexies, elle choisit de faire prévaloir le corps du texte. Cette position, tout en neutralisant un argument de poids, réaffirme la hiérarchie des normes au sein des actes de l’Union.
Au-delà de cette analyse textuelle, la Cour justifie sa décision par la finalité même du mécanisme institué par le législateur de l’Union.
II. LA CONFIRMATION DE LA LOGIQUE ENVIRONNEMENTALE DU SYSTÈME D’ÉCHANGE
La décision commentée trouve également sa justification dans la raison d’être du système d’échange de quotas. Elle refuse de transformer ces instruments environnementaux en simples actifs financiers déconnectés de leur objet (A), garantissant par là même l’intégrité et la cohérence du marché du carbone (B).
A. Le refus de transformer les quotas en simples actifs financiers
La Cour rappelle que l’objectif du système d’échange est la protection de l’environnement, au moyen d’une « logique économique, laquelle incite tout participant à émettre une quantité de gaz à effet de serre inférieure aux quotas d’émission […] qui lui ont été initialement octroyés, afin d’en céder le surplus ». L’allocation de quotas à titre gratuit n’est donc pas une subvention ou une aide inconditionnelle, mais un instrument visant à accompagner les acteurs économiques dans leur transition écologique en leur permettant de couvrir leurs émissions.
Délivrer des quotas à une entité qui n’a plus d’activité, et donc plus d’émissions à compenser, serait en totale contradiction avec cette finalité. Comme le souligne la Cour, cela reviendrait à créer un « avantage imprévu pour les créanciers de cet ancien exploitant d’aéronef ». Les quotas perdraient leur fonction de régulation environnementale pour devenir de purs actifs financiers liquidables au profit de la masse des créanciers. Une telle solution dénaturerait le système et reviendrait à subventionner une procédure d’insolvabilité avec des instruments conçus pour lutter contre le changement climatique.
B. Une solution garantissant l’intégrité du marché des quotas
En liant la délivrance des quotas à l’activité réelle, la Cour assure la cohérence et l’intégrité du marché. L’injection de quotas « immérités » sur le marché, c’est-à-dire non justifiés par une activité polluante, augmenterait artificiellement l’offre et pourrait exercer une pression à la baisse sur le prix du carbone. Or, un prix du carbone suffisamment élevé est la condition essentielle de l’efficacité du système, car c’est lui qui incite les entreprises à investir dans des technologies moins émettrices.
La portée de cette décision est donc significative. Elle clarifie de manière définitive que les droits d’allocation de quotas ne sont pas des droits patrimoniaux définitivement acquis, mais des droits fonctionnels, dont le maintien est conditionné par la poursuite de l’activité qui en a justifié l’octroi. Pour l’avenir, cette jurisprudence sécurise le régime des quotas dans le cadre des procédures d’insolvabilité, en empêchant que des entreprises en faillite ne puissent réclamer des allocations pour des périodes futures. Elle renforce ainsi la crédibilité du système d’échange comme principal outil de la politique climatique de l’Union.