Cour de justice de l’Union européenne, le 20 juin 2013, n°C-653/11

L’arrêt rendu par la Cour de justice de l’Union européenne le 19 décembre 2011 dans l’affaire C-653/11 offre une illustration précise de la tension entre la forme contractuelle des opérations et leur réalité économique en matière de taxe sur la valeur ajoutée. En l’espèce, un courtier en crédit établi au Royaume-Uni, dont l’activité était exonérée de TVA, ne pouvait déduire la taxe grevant les services de publicité qu’il acquérait. Pour contourner cette charge fiscale, il a constitué une société à Jersey, territoire où la législation sur la TVA de l’Union ne s’applique pas. Cette société concluait formellement les contrats de courtage avec les prêteurs ainsi que les contrats de publicité avec une autre entité de Jersey. Toutefois, la quasi-totalité des prestations de traitement des dossiers de crédit était en réalité effectuée par les employés du courtier britannique, dans le cadre d’un contrat de sous-traitance.

Saisie d’un avis d’imposition par l’administration fiscale du Royaume-Uni qui considérait que le courtier britannique était le véritable prestataire des services de courtage et le bénéficiaire réel des services de publicité, l’affaire fut portée devant les juridictions nationales. L’Upper Tribunal (Tax and Chancery Chamber) a alors interrogé la Cour de justice sur la question de savoir si les stipulations contractuelles sont déterminantes pour identifier le prestataire et le bénéficiaire d’un service aux fins de la TVA. Plus précisément, il s’agissait de déterminer dans quelles circonstances un juge national peut s’écarter de la situation contractuelle pour privilégier une analyse fondée sur la réalité économique des transactions, notamment en présence d’un montage suspecté d’abus de droit. La Cour a répondu que les stipulations contractuelles, bien qu’importantes, ne sont pas décisives et peuvent être écartées si elles constituent un montage purement artificiel ne reflétant pas la réalité économique et commerciale, mis en place dans le seul but d’obtenir un avantage fiscal.

Il convient ainsi d’examiner la manière dont la Cour réaffirme la prééminence de la réalité économique sur le formalisme contractuel (I), avant d’analyser les conditions dans lesquelles cette réalité permet la requalification d’un montage jugé abusif (II).

I. La prééminence affirmée de la réalité économique sur le formalisme contractuel

La Cour, tout en reconnaissant la pertinence des accords contractuels, subordonne leur validité à leur conformité avec la substance économique des opérations. Elle admet que le contrat est un indice premier mais non absolu de l’opération (A), pour finalement consacrer la réalité économique et commerciale comme le critère déterminant de la qualification (B).

A. Le contrat, indice premier mais non absolu de l’opération

La détermination des parties à une opération est une étape essentielle pour l’application du régime de la TVA. À ce titre, la Cour de justice reconnaît que les contrats qui lient les opérateurs économiques jouent un rôle fondamental. En effet, elle énonce au point 43 de sa décision que, « afin de répondre aux exigences de sécurité juridique, les stipulations contractuelles pertinentes constituent un élément à prendre en considération lorsqu’il s’agit d’identifier le prestataire et le bénéficiaire dans une opération de ‘prestation de services’ ». Cette position confirme que l’analyse doit partir des relations juridiques formellement établies, car elles définissent normalement les droits et obligations de chacun.

Toutefois, la Cour nuance immédiatement la portée de ce principe en précisant que cette prise en compte n’est pas absolue. Le contrat n’est qu’un « élément à prendre en considération », ce qui suggère qu’il peut être corroboré ou infirmé par d’autres facteurs. Cette approche pragmatique s’inscrit dans une jurisprudence constante qui cherche à appréhender les opérations dans leur contexte global. Le formalisme contractuel, bien que nécessaire à la sécurité des transactions, ne doit pas devenir un instrument permettant de masquer la véritable nature d’une prestation et d’échapper ainsi à l’impôt normalement dû.

B. La réalité économique et commerciale, critère déterminant de la qualification

Le principal apport de l’arrêt réside dans la primauté qu’il accorde à la substance sur la forme. La Cour affirme ainsi que « la prise en compte de la réalité économique et commerciale constitue un critère fondamental pour l’application du système commun de TVA ». Ce principe l’autorise à considérer que des stipulations contractuelles peuvent être écartées lorsqu’elles « ne reflètent pas totalement la réalité économique et commerciale des opérations ». La Cour invite donc la juridiction nationale à examiner l’ensemble des faits pour déterminer qui, au-delà des apparences contractuelles, est le véritable fournisseur et le véritable bénéficiaire des services.

Dans le cas d’espèce, plusieurs indices factuels suggéraient une discordance entre la forme et la réalité. La société établie à Jersey ne disposait ni de l’expérience ni du personnel qualifié pour exercer l’activité de courtage, laquelle était entièrement prise en charge par le personnel du courtier britannique. De plus, c’est ce dernier qui approuvait le contenu des publicités et négociait avec les prêteurs. Ces éléments factuels, qui caractérisent la substance économique de l’activité, sont jugés plus pertinents que la simple signature des contrats par l’entité de Jersey. La Cour entérine ainsi une approche fonctionnelle, où la qualification de l’opération dépend de qui exerce réellement les fonctions essentielles et en assume les risques.

La reconnaissance de la primauté de la réalité économique ouvre la voie à une requalification des opérations, mais celle-ci n’est possible que si les conditions de l’abus de droit sont réunies.

II. La requalification de l’opération, sanction d’un montage abusif

La Cour encadre strictement la possibilité d’écarter les contrats en la liant à la théorie de l’abus de droit. Pour ce faire, il est nécessaire d’identifier un montage purement artificiel (A), ce qui justifie alors de restaurer la situation telle qu’elle aurait existé en l’absence de cet abus (B).

A. L’identification d’un montage purement artificiel

La requalification d’une opération n’est pas une simple faculté laissée à l’appréciation des administrations fiscales ; elle est la conséquence de la constatation d’un abus. La Cour rappelle sa jurisprudence constante, notamment l’arrêt *Halifax*, en indiquant que « le principe d’interdiction d’abus de droit conduit à prohiber les montages purement artificiels, dépourvus de réalité économique, effectués à la seule fin d’obtention d’un avantage fiscal ». La démonstration d’un tel montage repose sur la réunion de deux conditions cumulatives.

D’une part, l’arrangement doit procurer un avantage fiscal contraire à l’objectif poursuivi par la directive TVA. En l’espèce, le montage permettait au courtier d’éviter la charge de la TVA non déductible sur les frais de publicité, ce qui contrevient à la neutralité du système. D’autre part, il doit ressortir d’un ensemble d’éléments objectifs que le but essentiel des opérations est l’obtention de cet avantage. La création d’une société ad hoc dans un territoire non soumis à la TVA, le recours à une sous-traitance pour la quasi-totalité de l’activité et l’absence de substance économique de cette société sont autant d’éléments qui permettent de caractériser un montage artificiel. La Cour insiste sur le fait que la structure mise en place est « dépourvue de réalité économique », liant ainsi l’artificialité du montage au décalage avec la réalité économique précédemment examinée.

B. La restauration de la situation en l’absence de l’abus

Une fois l’abus de droit caractérisé, la sanction consiste à écarter le montage artificiel pour appliquer la TVA comme si cet abus n’avait pas eu lieu. La Cour précise que les stipulations contractuelles litigieuses « devraient être redéfinies de manière à rétablir la situation telle qu’elle aurait existé en l’absence des opérations constitutives de cette pratique abusive ». Cette requalification n’a pas pour effet de créer une fiction juridique nouvelle, mais de faire prévaloir la situation économique réelle sur les apparences contractuelles.

En l’occurrence, cela signifie que les autorités fiscales sont fondées à ignorer l’existence de la société de Jersey en tant que prestataire et bénéficiaire des services. Le contrat de services entre le courtier et sa société, ainsi que les accords publicitaires conclus par cette dernière, deviennent inopposables à l’administration. En conséquence, « ces derniers pouvant valablement considérer M. Newey comme étant effectivement l’auteur des prestations de services de courtage de crédit et le bénéficiaire des services de publicité en cause au principal ». La charge de la TVA est donc rétablie conformément à la réalité économique des flux, assurant ainsi la correcte application de la législation fiscale et la neutralité de l’impôt.

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Hassan KOHEN
Avocat Associé

Hassan Kohen

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