Par un arrêt du 20 juin 2024, la Cour de justice de l’Union européenne a été amenée à se prononcer sur les conséquences indemnitaires du manquement d’un employeur à son obligation d’organiser une évaluation de la santé pour un travailleur de nuit. En l’espèce, un salarié engagé en qualité d’agent de sécurité avait été affecté à un poste de nuit sans bénéficier du suivi médical spécifique prévu par la législation. Il a alors saisi la juridiction prud’homale d’une demande de dommages et intérêts pour réparer le préjudice qu’il estimait avoir subi du fait de cette carence.
Le conseil de prud’hommes l’a débouté de sa demande. Saisie du litige, la cour d’appel d’Amiens a, par un arrêt du 2 septembre 2021, confirmé le jugement, au motif que le salarié n’avait pas établi la réalité et la consistance du préjudice qu’il alléguait. Un pourvoi a été formé devant la Cour de cassation. Celle-ci a relevé qu’elle avait déjà jugé, dans une autre affaire concernant le dépassement de la durée maximale de travail, que la seule constatation de la violation d’une règle de la directive 2003/88/CE suffisait à ouvrir droit à réparation pour le travailleur. Elle s’est donc interrogée sur la nécessité de transposer un tel raisonnement au manquement de l’employeur à son obligation de suivi médical du travailleur de nuit. La question posée à la Cour était donc de savoir si le manquement de l’employeur à son obligation d’évaluation de la santé d’un travailleur de nuit, prévue par l’article 9, paragraphe 1, sous a), de la directive 2003/88, ouvre automatiquement un droit à réparation, ou si le travailleur doit prouver l’existence d’un préjudice spécifique résultant de ce manquement.
À cette question, la Cour de justice répond par la négative, en considérant que la directive ne s’oppose pas à une réglementation nationale qui subordonne la réparation à la preuve d’un préjudice. Elle affirme ainsi que l’article 9, paragraphe 1, sous a), de la directive 2003/88/CE « ne s’oppose pas à une réglementation nationale en vertu de laquelle, en cas de violation par l’employeur des dispositions nationales mettant en œuvre cette disposition […], le droit du travailleur de nuit à obtenir une réparation en raison de cette violation est subordonné à la condition que celui-ci apporte la preuve du préjudice en ayant résulté dans son chef ». Cette solution réaffirme une approche classique de la responsabilité civile, fondée sur la nécessité d’un préjudice avéré (I), tout en opérant une distinction notable avec d’autres obligations de la même directive, clarifiant ainsi la portée de la protection accordée aux travailleurs (II).
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I. La confirmation d’une réparation conditionnée par un préjudice prouvé
La Cour de justice, en validant l’exigence d’une preuve du préjudice, s’inscrit dans une logique indemnitaire traditionnelle (A), tout en s’assurant que cette condition ne prive pas de son effectivité le droit à l’évaluation médicale (B).
A. Le maintien de l’exigence d’un préjudice certain et personnel
La décision commentée rappelle que le droit à réparation a une fonction compensatoire. Il vise à indemniser un dommage réellement subi par la victime et non à punir l’auteur de la faute. En l’absence de règles spécifiques dans la directive 2003/88 concernant les modalités de sanction, il revient aux États membres de les définir, dans le respect des principes d’équivalence et d’effectivité. La Cour considère qu’exiger la preuve d’un préjudice pour accorder une indemnisation relève de cette autonomie procédurale.
Cette approche est conforme à une conception classique de la responsabilité civile, qui refuse en principe l’octroi de dommages et intérêts purement punitifs. La Cour souligne que le droit de l’Union « ne fait pas obstacle à ce que les juridictions nationales veillent à ce que la protection des droits garantis par l’ordre juridique de l’Union n’entraîne pas un enrichissement sans cause des ayants droit ». Subordonner la réparation à la preuve d’un préjudice permet de garantir que l’indemnisation est proportionnée au dommage effectivement subi, évitant ainsi de transformer une obligation de protection de la santé en un droit automatique à compensation financière en cas de simple manquement formel de l’employeur.
B. Le contrôle de l’effectivité du droit à l’évaluation médicale
Si la Cour admet que la réparation soit conditionnée, elle vérifie néanmoins que cette condition ne rend pas « impossible en pratique ou excessivement difficile » l’exercice des droits conférés par la directive. Elle conclut que tel n’est pas le cas ici. Le principe d’effectivité est respecté, car le travailleur dispose d’autres voies pour faire valoir ses droits. D’une part, il peut exiger de son employeur qu’il se conforme à ses obligations, y compris en saisissant les autorités compétentes ou les juridictions pour obtenir l’exécution forcée de l’évaluation de santé.
D’autre part, la Cour relève que le droit national français prévoit des sanctions spécifiques, notamment des amendes administratives, en cas de non-respect par l’employeur des règles relatives au suivi médical des travailleurs de nuit. Ces sanctions, qui ont une finalité punitive et dissuasive, sont indépendantes de l’existence d’un préjudice pour le salarié. Elles contribuent à assurer l’effectivité de l’obligation de prévention, en incitant les employeurs à respecter la loi. La réparation civile et la sanction administrative sont donc deux mécanismes complémentaires qui, ensemble, garantissent la pleine effectivité de la protection voulue par la directive.
Si la Cour s’en tient à une logique indemnitaire classique, elle opère surtout une distinction fondamentale entre les différentes obligations prévues par la directive, ce qui constitue l’apport majeur de sa décision.
II. La portée différenciée des obligations de protection du travailleur
L’arrêt établit une hiérarchie implicite entre les obligations de la directive 2003/88, en refusant d’étendre la présomption de préjudice attachée au dépassement du temps de travail (A), ce qui conduit à clarifier le périmètre de la protection de la santé des travailleurs de nuit (B).
A. Le rejet de la présomption de préjudice en matière de suivi médical
La juridiction de renvoi s’interrogeait sur la pertinence de transposer la jurisprudence antérieure selon laquelle le dépassement de la durée maximale de travail hebdomadaire cause, « de ce seul fait, un préjudice » au travailleur. Dans de tels cas, la violation de la règle suffit à ouvrir un droit à réparation, sans que le travailleur ait à prouver un dommage distinct, car la perte de repos est en elle-même le préjudice. La Cour de justice refuse explicitement cette transposition dans le cas du manquement à l’obligation de suivi médical.
Elle justifie cette différence de traitement par la finalité distincte des deux obligations. L’obligation de respecter les durées maximales de travail vise à garantir un repos suffisant, dont la privation porte directement et nécessairement atteinte à la santé et à la sécurité. En revanche, l’obligation d’évaluation de la santé est une mesure préventive. Son objectif est de « s’assurer qu’un travailleur soit et demeure apte à effectuer un tel travail » et de diagnostiquer d’éventuels problèmes de santé. Par conséquent, la Cour estime que le manquement à cette obligation « n’engendre pas inévitablement une atteinte à la santé du travailleur concerné ni, dès lors, un dommage réparable ». Un travailleur en parfaite santé peut ne subir aucun préjudice du fait de l’absence d’une visite médicale, à la différence de celui qui est privé de son temps de repos.
B. La clarification du périmètre de la protection de la santé et de la sécurité
En opérant cette distinction, la Cour de justice précise la nature et l’intensité des droits que les travailleurs tirent de la directive. Toutes les obligations qu’elle contient n’ont pas la même portée en matière de réparation. La violation de certaines règles fondamentales, comme celles sur la durée du travail, est considérée comme si intrinsèquement dommageable qu’elle emporte une réparation quasi automatique. Cette violation constitue un préjudice de jouissance, celui de ne pas avoir bénéficié du repos garanti par le droit de l’Union.
Pour d’autres obligations, comme le suivi médical, qui relèvent d’une logique de prévention des risques, le lien entre la faute de l’employeur et le dommage n’est pas automatique. Le préjudice est hypothétique et sa réalité doit être démontrée. Il pourrait consister, par exemple, en une perte de chance d’avoir détecté et traité une pathologie à un stade précoce, ou en un préjudice d’anxiété si le travailleur prouve qu’il a vécu dans une inquiétude constante quant à sa santé. L’arrêt du 20 juin 2024 dessine ainsi une protection à deux niveaux : une protection directe et inconditionnelle du droit au repos, et une protection préventive de la santé dont la sanction indemnitaire reste soumise au droit commun de la preuve.