Cour de justice de l’Union européenne, le 20 juin 2024, n°C-420/23

Par un arrêt du 20 juin 2024, la Cour de justice de l’Union européenne s’est prononcée sur la compatibilité d’une législation fiscale nationale avec le principe de libre circulation des capitaux. En l’espèce, une société établie au Portugal avait consenti un prêt à sa société mère, localisée en France, dans le cadre d’un contrat de gestion centralisée de trésorerie à l’échelle de leur groupe. L’administration fiscale portugaise a soumis cette opération à un droit de timbre, alors que les opérations de même nature réalisées entre deux entités résidentes au Portugal bénéficiaient d’une exonération.

La société prêteuse a contesté cette imposition. Après deux décisions arbitrales contradictoires sur la même question, la Cour administrative suprême portugaise a décidé d’interroger la Cour de justice sur la conformité de sa législation au droit de l’Union. La juridiction de renvoi cherchait à savoir si une réglementation nationale qui exempte du droit de timbre les opérations de trésorerie à court terme uniquement lorsque l’emprunteur est un résident, et non lorsque celui-ci est établi dans un autre État membre, constitue une restriction à la libre circulation des capitaux prohibée par l’article 63 du Traité sur le Fonctionnement de l’Union Européenne. À cette question, la Cour répond par l’affirmative, jugeant qu’une telle législation est contraire au droit de l’Union. Elle énonce que « L’article 63 TFUE doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à une réglementation d’un État membre en vertu de laquelle les opérations de trésorerie à court terme sont exonérées d’un droit de timbre lorsqu’elles impliquent deux entités établies dans cet État membre, mais ne le sont pas lorsque l’emprunteur est établi dans un autre État membre. »

La solution, qui s’inscrit dans une jurisprudence bien établie, repose sur une analyse classique de la notion de restriction, en la fondant sur l’existence d’une différence de traitement défavorable aux opérations transfrontalières (I), avant de conclure à l’absence de toute justification valable à cette entrave (II).

***

I. La caractérisation d’une restriction à la libre circulation des capitaux

La Cour de justice identifie une restriction en se fondant sur la seule différence de traitement fiscal entre une opération interne et une opération transfrontalière (A), tout en précisant que l’identité de la personne redevable de l’impôt est sans incidence sur cette qualification (B).

A. La discrimination comme fondement de l’entrave

L’analyse de la Cour s’attache à l’effet concret de la législation portugaise. Celle-ci instaure un régime fiscal différencié selon le lieu d’établissement de l’emprunteur. Une opération de prêt est exonérée de droit de timbre si l’emprunteur est portugais, mais elle est taxée si celui-ci est établi dans un autre État membre. Pour la Cour, cette distinction suffit à caractériser une restriction. Elle juge en effet qu’« une telle différence de traitement est de nature à rendre moins attrayants, pour les résidents portugais, les investissements tels que l’octroi de prêts, réalisés à l’étranger, par rapport aux investissements réalisés sur le territoire portugais. »

Le raisonnement met en lumière la double dimension de l’entrave. D’une part, le prêteur résident est dissuadé d’exporter ses capitaux vers un autre État membre, car cette opération sera fiscalement plus coûteuse qu’un prêt domestique. D’autre part, l’emprunteur non-résident est désavantagé, car il rencontre un obstacle à la levée de capitaux au Portugal que ne subit pas son concurrent résident. La simple existence d’un traitement fiscal défavorable suffit donc à constituer une restriction prohibée par principe.

B. L’indifférence de l’identité du redevable de l’impôt

Au cours de la procédure nationale, l’un des arguments avancés pour écarter l’existence d’une restriction reposait sur le fait que l’assujetti au droit de timbre était le prêteur résident, et non l’emprunteur non-résident. Dans cette optique, il ne pouvait y avoir de discrimination, le prêteur portugais étant traité de la même manière quel que soit le lieu de résidence de son cocontractant. La Cour de justice écarte cet argument avec fermeté.

Elle considère en effet qu’est « dénuée de pertinence, dans ce contexte, la circonstance que, selon la législation portugaise en cause au principal, l’assujetti au droit de timbre est le prêteur établi au Portugal et non l’emprunteur établi dans un autre État membre. » Cette position confirme que la notion de restriction s’apprécie au regard de ses effets sur les flux de capitaux, et non en fonction des modalités techniques de perception de l’impôt. Peu importe que la charge fiscale pèse formellement sur le résident ou le non-résident, dès lors que l’opération transfrontalière dans son ensemble est rendue moins attractive. La Cour se montre ainsi pragmatique, reconnaissant que le coût de l’impôt sera, in fine, répercuté économiquement sur l’emprunteur, ce qui entrave sa capacité à se financer au Portugal.

***

II. Le rejet de toute justification à la restriction constatée

Une fois la restriction caractérisée, la Cour examine si celle-ci pourrait être justifiée. Elle constate d’abord que les situations interne et transfrontalière ne présentent aucune différence objective (A), ce qui renforce la portée de sa solution contre les politiques fiscales protectionnistes (B).

A. L’absence de différence de situation objective

Une restriction à une liberté fondamentale peut être admise si elle concerne des situations qui ne sont pas objectivement comparables ou si elle est justifiée par une raison impérieuse d’intérêt général. La Cour examine ici la comparabilité des situations au regard de l’objectif de la loi fiscale. En l’absence d’objectif clair avancé par l’État membre, elle se concentre sur l’objet et le contenu de la législation.

Le droit de timbre litigieux est un impôt qui frappe une opération juridique ponctuelle, à savoir l’octroi d’un crédit. Or, du point de vue de cet événement générateur, la résidence de l’emprunteur n’introduit aucune différence pertinente. La Cour relève que « le cas d’un prêt accordé à un emprunteur résident semble comparable à celui d’un prêt accordé à un emprunteur non-résident étant donné que cet impôt est calculé sur la base de chaque opération prise individuellement ». La situation d’un prêteur résident qui finance un emprunteur non-résident est donc objectivement comparable à celle où il finance un emprunteur résident. La différence de traitement ne reposant sur aucune différence de situation, elle constitue une discrimination arbitraire non autorisée par l’article 65 TFUE.

B. La portée de la solution contre le protectionnisme fiscal

En déclarant la législation portugaise incompatible avec l’article 63 TFUE, cet arrêt ne constitue pas un revirement de jurisprudence mais réaffirme avec force les principes directeurs du marché intérieur. Il rappelle aux États membres que leur autonomie fiscale est strictement encadrée par les libertés de circulation. La décision a une portée significative car elle s’applique à des impôts, tels que le droit de timbre, qui peuvent sembler d’une importance secondaire mais qui n’en constituent pas moins des freins aux échanges transfrontaliers.

Cette solution illustre la méfiance de la Cour envers les réglementations fiscales qui établissent une distinction fondée sur la résidence. Elle confirme que de telles mesures, pour être validées, doivent reposer sur des justifications solides, telles que la nécessité d’assurer la cohérence du système fiscal ou de lutter contre la fraude fiscale, justifications qui n’ont même pas été soulevées en l’espèce. En sanctionnant une mesure qui favorise implicitement le financement des entreprises nationales au détriment de celles des autres États membres, la Cour renforce l’intégration financière au sein de l’Union et adresse un avertissement clair contre toute forme, même déguisée, de protectionnisme fiscal.

📄 Circulaire officielle

Nos données proviennent de la Cour de cassation (Judilibre), du Conseil d'État, de la DILA, de la Cour de justice de l'Union européenne ainsi que de la Cour européenne des droits de l'Homme.
Hassan KOHEN
Avocat Associé

Hassan Kohen

Avocat au Barreau de Paris • Droit Pénal & Droit du Travail

Maître Kohen, avocat à Paris en droit pénal et droit du travail, accompagne ses clients avec rigueur et discrétion dans toutes leurs démarches juridiques, qu'il s'agisse de procédures pénales ou de litiges liés au droit du travail.

En savoir plus sur Kohen Avocats

Abonnez-vous pour poursuivre la lecture et avoir accès à l’ensemble des archives.

Poursuivre la lecture