Cour de justice de l’Union européenne, le 20 juin 2024, n°C-85/22

Par un arrêt du 21 septembre 2023, la Cour de justice de l’Union européenne s’est prononcée sur les obligations des États membres dans le cadre de la mise en œuvre du réseau Natura 2000. La Commission européenne avait introduit un recours en manquement contre un État membre, lui reprochant plusieurs violations de la directive 92/43/CEE concernant la conservation des habitats naturels ainsi que de la faune et de la flore sauvages. La procédure précontentieuse, initiée par une lettre de mise en demeure puis un avis motivé, n’ayant pas conduit l’État membre à se conformer pleinement, la Commission a saisi la Cour de quatre griefs distincts. Était en cause, premièrement, l’omission de désigner 194 des 229 sites d’importance communautaire comme zones spéciales de conservation dans le délai imparti. Deuxièmement, la Commission alléguait une omission systématique et persistante de fixer des objectifs de conservation détaillés et spécifiques pour ces zones. Troisièmement, elle dénonçait l’absence de mesures de conservation nécessaires répondant aux exigences écologiques des types d’habitats et des espèces protégés. Enfin, elle soutenait que la législation nationale transposait incorrectement l’article 6, paragraphe 1, de la directive. Le problème juridique central portait sur la portée des obligations formelles de désignation des sites, ainsi que sur l’étendue du contrôle juridictionnel face à un grief de manquement présenté comme systématique et structurel. La Cour de justice a accueilli le premier grief, constatant le manquement de l’État membre à son obligation de désignation formelle des sites dans les délais. Elle a cependant rejeté les trois autres griefs, jugeant que la Commission n’avait pas apporté la preuve suffisante du caractère général et persistant des manquements allégués.

La solution retenue par la Cour de justice met en lumière une application rigoureuse de l’obligation formelle de désignation des zones spéciales de conservation (I), tout en soumettant la preuve des manquements matériels à des exigences probatoires strictes (II).

I. La confirmation d’une obligation de désignation formelle et inconditionnelle

La Cour réaffirme avec force le caractère impératif du classement des sites d’importance communautaire (A), en se montrant indifférente aux justifications matérielles et administratives avancées par l’État membre (B).

A. Le caractère impératif du classement juridique des sites

La Cour de justice rappelle que la procédure de protection prévue par la directive « habitats » repose sur une succession d’étapes dont le respect conditionne l’effectivité du réseau Natura 2000. Une fois qu’un site est inscrit par la Commission sur la liste des sites d’importance communautaire, l’État membre concerné est tenu de le désigner en tant que zone spéciale de conservation dans un délai maximal de six ans. Cette obligation, prévue à l’article 4, paragraphe 4, de la directive, est jugée essentielle et non susceptible de dérogation. L’État membre défendeur ne contestait pas l’absence de désignation formelle pour une grande partie des sites concernés à l’expiration du délai fixé dans l’avis motivé. Il soutenait cependant que sa législation nationale prévoyait déjà des mécanismes de protection préventive adéquats, rendant le manquement purement formel.

La Cour écarte cet argument de manière catégorique en s’appuyant sur une jurisprudence constante. Elle énonce que « le fait que la réglementation nationale d’un État membre accorde une protection aux sites d’importance communautaire n’est pas de nature à dispenser cet État de son obligation spécifique, prévue à l’article 4, paragraphe 4, de la directive “habitats”, de désigner formellement lesdits sites en tant que zones spéciales de conservation ». Cette désignation formelle n’est donc pas une simple formalité administrative, mais constitue une « étape indispensable dans le cadre du régime de la protection des habitats et des espèces prévu par cette directive ». En refusant de prendre en considération l’existence d’une protection de fait, la Cour souligne que seule la mise en œuvre complète, claire et précise des obligations de la directive peut garantir la sécurité juridique et la cohérence du réseau écologique européen.

B. L’indifférence aux justifications matérielles et administratives

Face au manquement constaté, l’État membre invoquait plusieurs difficultés pratiques pour justifier son retard. Il mettait en avant la charge administrative particulièrement importante liée à l’étendue de son réseau de sites, au nombre élevé d’espèces et d’habitats à protéger, ainsi qu’à la nécessité de modifier les limites spatiales de certaines zones. Ces arguments sont cependant jugés inopérants par la Cour. Conformément à une jurisprudence bien établie, un État membre ne saurait exciper de dispositions, de pratiques ou de situations de son ordre juridique interne, y compris des difficultés administratives ou financières, pour justifier l’inobservation des obligations résultant du droit de l’Union.

La position de la Cour, bien que stricte, apparaît nécessaire pour assurer l’application uniforme et effective du droit de l’environnement. Le délai de six ans accordé par la directive est considéré comme suffisant pour permettre aux États membres de surmonter de telles difficultés et de mettre en place les structures nécessaires. Tolérer des retards sur la base de contraintes nationales reviendrait à affaiblir l’intégrité du réseau Natura 2000 et à créer des disparités de protection entre les États membres. La condamnation sur ce premier grief confirme ainsi que la protection de la biodiversité, objectif central de la directive, passe par le respect scrupuleux d’un formalisme juridique garant de la pleine effectivité des normes européennes.

Si la Cour se montre inflexible sur le respect des obligations formelles de procédure, son approche est différente lorsqu’il s’agit d’apprécier la substance des mesures de conservation, où la charge de la preuve incombant à la Commission devient déterminante.

II. La sanction de l’insuffisance probatoire dans la caractérisation des manquements matériels

La Cour rejette les griefs relatifs à l’absence d’objectifs et de mesures de conservation en raison d’une démonstration jugée lacunaire de la part de la Commission. Cette solution se fonde sur le refus de constater un manquement structurel à partir d’exemples non représentatifs (A) et sur une appréciation souple du cadre de transposition national (B).

A. Le rejet du manquement structurel fondé sur des exemples non représentatifs

La Commission reprochait à l’État membre une omission « systématique et persistante » de fixer des objectifs de conservation détaillés et spécifiques, ainsi que d’établir les mesures de conservation nécessaires. Pour étayer ces deux griefs, elle s’est appuyée sur l’analyse de quelques ordonnances de désignation, présentées comme des exemples illustrant une pratique administrative généralisée. La Cour de justice estime cependant que cette méthode ne satisfait pas aux exigences de la preuve en matière de recours en manquement. Elle rappelle qu’il incombe à la Commission de prouver le manquement allégué en se fondant sur des éléments concrets et précis.

Lorsqu’un manquement est présenté comme général et structurel, la Commission ne peut se contenter de simples présomptions ou d’extrapolations. La Cour précise qu’il « incombait à la Commission de démontrer que les exemples qu’elle a présentés au soutien du grief tendant à faire constater un manquement général et structurel aux obligations découlant de la directive “habitats”, sont représentatifs pour l’ensemble des sites d’importance communautaire en cause ». Or, en l’espèce, la Cour constate que la Commission n’a pas démontré en quoi les quelques actes critiqués étaient représentatifs d’une défaillance globale affectant la totalité des sites visés par le recours. Face à un grand nombre de sites caractérisés par une importante diversité d’espèces et d’habitats, la charge probatoire pesant sur la Commission était d’autant plus élevée. Le rejet de ces deux griefs constitue un rappel méthodologique important sur l’administration de la preuve dans le contentieux du manquement.

B. L’appréciation globale du cadre de transposition national

Le dernier grief portait sur une transposition incorrecte de l’article 6, paragraphe 1, de la directive, au motif que la législation nationale rendrait facultatif l’établissement de mesures de conservation. La Commission visait notamment une disposition nationale prévoyant que des plans de gestion « peuvent être élaborés ». L’État membre a répliqué en présentant un ensemble de dispositions contraignantes issues de sa législation sur la biodiversité, mais aussi de réglementations sectorielles, qui, selon lui, assuraient une transposition correcte et complète.

La Cour rejette ce grief en estimant que l’argumentation de la Commission reposait sur une « confusion entre, d’une part, l’absence d’un cadre normatif suffisant […] et, d’autre part, l’absence d’établissement desdites mesures pour l’ensemble des zones spéciales de conservation ». Le second aspect, relevant de l’application pratique, a déjà été écarté pour défaut de preuve. Quant au premier aspect, relatif à la qualité du cadre normatif, la Cour juge que la Commission n’a pas démontré que la législation nationale, considérée dans sa globalité, ne permettait pas d’assurer la réalisation effective des obligations de la directive. En reconnaissant la marge d’appréciation des États quant aux formes et moyens de transposition, et en tenant compte de l’ensemble des instruments juridiques pertinents présentés par l’État défendeur, la Cour adopte une approche pragmatique qui refuse de condamner une transposition sur la base de l’analyse isolée d’une seule disposition au caractère potentiellement ambigu.

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Hassan KOHEN
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