Cour de justice de l’Union européenne, le 20 mai 2008, n°C-91/05

Par un arrêt en date du 13 septembre 2005, la Cour de justice des Communautés européennes, siégeant en grande chambre, a précisé les frontières entre les compétences de la Communauté européenne et celles de l’Union européenne. En l’espèce, une décision fut adoptée afin de fournir un soutien financier et technique à une organisation d’États d’Afrique de l’Ouest dans sa lutte contre la prolifération des armes légères. L’institution responsable de la politique étrangère et de sécurité commune avait fondé cet acte sur les dispositions du traité sur l’Union européenne relatives au second pilier.

La Commission des Communautés européennes a alors introduit un recours en annulation devant la Cour de justice. Elle soutenait que la mesure relevait de la politique de coopération au développement, une compétence communautaire, et que le choix d’une base juridique intergouvernementale constituait un empiètement sur les attributions du premier pilier. Le Conseil de l’Union européenne, soutenu par plusieurs États membres, rétorquait que l’action entreprise visait principalement le maintien de la paix et de la sécurité, justifiant ainsi pleinement le recours aux instruments de la politique étrangère et de sécurité commune. Il incombait donc à la Cour de déterminer si un acte de l’Union, poursuivant des objectifs relevant à la fois de la politique étrangère et de la coopération au développement, pouvait être fondé sur le traité sur l’Union européenne sans méconnaître les compétences de la Communauté.

À cette question, la Cour de justice répond par la négative et prononce l’annulation de la décision litigieuse. Elle juge en effet qu’« un acte produisant des effets juridiques adopté dans le cadre du titre V du traité UE affecte les dispositions du traité CE au sens de l’article 47 UE dès qu’il aurait pu être adopté sur le fondement de ce dernier traité, sans qu’il soit besoin d’examiner si cet acte empêche ou limite l’exercice par la Communauté de ses compétences ». Cette solution consacre une interprétation stricte de la clause de sauvegarde de l’acquis communautaire (I), dont la portée s’avère déterminante pour la préservation de la méthode communautaire (II).

I. La consécration d’une interprétation stricte de la clause de sauvegarde de l’acquis communautaire

La Cour établit que la mesure contestée poursuit une double finalité sans qu’une composante soit accessoire à l’autre, ce qui la conduit à rejeter l’idée d’une compétence de l’Union dans le champ du développement (A). Elle en déduit une application rigoureuse de l’article 47 du traité sur l’Union européenne qui impose la primauté du pilier communautaire (B).

A. Le rejet d’une compétence concurrente de l’Union dans le champ de la coopération au développement

Le juge européen examine la finalité et le contenu de l’acte attaqué pour en déterminer le centre de gravité. Il constate que la lutte contre la prolifération des armes légères présente une double dimension. D’une part, elle participe incontestablement aux objectifs de maintien de la paix et de renforcement de la sécurité internationale, qui relèvent de la politique étrangère et de sécurité commune. D’autre part, la Cour reconnaît que la prolifération de ces armes constitue un obstacle majeur au développement durable, ainsi que le soulignent de nombreux documents des institutions et l’accord de Cotonou lui-même.

La Cour en conclut que la décision « poursuit plusieurs objectifs relevant, respectivement, de la pesc et de la politique de coopération au développement, sans que l’un de ceux-ci soit accessoire par rapport à l’autre ». Elle refuse ainsi de qualifier la dimension « développement » de simple conséquence indirecte de l’objectif de sécurité. En reconnaissant que la mesure contribue de manière substantielle et non marginale au développement économique et social, la Cour admet qu’elle entre dans le champ d’application de la politique communautaire de coopération, dont les objectifs sont définis de manière large par le traité instituant la Communauté européenne. Cette analyse écarte de fait toute tentative de réduire la politique de développement à ses seules actions de lutte contre la pauvreté.

B. L’affirmation de la primauté du pilier communautaire en cas d’objectifs conjoints

Face à cette double nature de l’acte, la Cour devait trancher la question de la base juridique applicable. Elle rappelle que le recours à une double base juridique est envisageable pour un acte communautaire poursuivant plusieurs objectifs, mais elle exclut cette possibilité lorsqu’une mesure relève à la fois du traité communautaire et du traité sur l’Union européenne. L’architecture des traités, fondée sur une distinction entre l’ordre juridique communautaire et la coopération intergouvernementale, s’oppose à une telle hybridation.

La Cour livre alors une interprétation puissante de l’article 47 du traité sur l’Union européenne. Cette disposition, qui prévoit que le traité sur l’Union européenne n’affecte pas les traités communautaires, est érigée en véritable rempart de l’acquis communautaire. Selon la Cour, il y a violation de cet article dès lors qu’un acte relevant du second pilier aurait pu être adopté sur le fondement du traité communautaire. L’empiètement est donc constitué par le simple choix d’une base juridique extérieure au pilier communautaire pour une action qui relève, même partiellement mais de manière non accessoire, des compétences de la Communauté. Ainsi, l’Union « ne saurait recourir à une base juridique relevant de la pesc pour adopter des dispositions qui relèvent également d’une compétence attribuée par le traité CE à la Communauté ».

II. La portée d’une solution protectrice de la méthode communautaire

La décision commentée ne se limite pas à résoudre un conflit de compétence technique ; elle revêt une importance constitutionnelle majeure en garantissant l’intégrité des procédures décisionnelles communautaires (A). Elle établit par ailleurs une clarification structurelle des relations entre les piliers de l’Union, dont les implications se sont avérées durables (B).

A. La garantie de l’intégrité des procédures décisionnelles communautaires

En imposant le recours à la base juridique communautaire, la Cour protège la méthode communautaire elle-même contre l’attrait de la voie intergouvernementale. Le choix entre le premier et le second pilier n’est pas neutre sur le plan institutionnel. La politique de coopération au développement était soumise à des procédures impliquant un droit d’initiative de la Commission et une participation, selon les cas, du Parlement européen, ainsi qu’un vote à la majorité qualifiée au Conseil. À l’inverse, la politique étrangère et de sécurité commune reposait sur des mécanismes intergouvernementaux, caractérisés par un rôle prépondérant du Conseil statuant généralement à l’unanimité et une implication marginale des autres institutions.

La solution retenue empêche donc le Conseil de contourner les exigences et l’équilibre institutionnel du premier pilier en optant pour le cadre plus souple du second pilier. Elle assure que, dès qu’une action de l’Union touche au cœur d’une politique communautaire, les garanties procédurales et le rôle des institutions supranationales prévus par le traité instituant la Communauté européenne doivent être intégralement respectés. Cet arrêt réaffirme ainsi la spécificité et la suprématie de l’ordre juridique communautaire intégré au sein de l’architecture de l’Union.

B. Une clarification structurelle des relations inter-piliers et ses implications futures

Cet arrêt de principe a une portée qui dépasse largement le cas d’espèce. Il établit une règle de conflit claire et rigide pour la délimitation des compétences entre les piliers, mettant fin à une zone d’incertitude. La Cour érige une frontière étanche et non une membrane poreuse, interdisant à la politique étrangère de déborder sur les compétences communautaires dès lors qu’une action présente une composante matérielle relevant de ces dernières.

Cette jurisprudence a contraint les institutions, et en particulier le Conseil, à une analyse plus rigoureuse du centre de gravité des actions envisagées à la frontière des politiques. Elle a considérablement limité la tentation de faire prévaloir des considérations d’opportunité politique dans le choix de la base juridique. Bien que la structure en piliers ait été abolie par le traité de Lisbonne, la logique de cette décision demeure pertinente. Le maintien d’un régime juridique spécifique pour la politique étrangère et de sécurité commune continue de poser des questions de délimitation avec les autres actions de l’Union, pour lesquelles la méthode consacrée dans cet arrêt conserve toute sa valeur de précédent.

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