Par une décision préjudicielle, la Cour de justice de l’Union européenne a été amenée à se prononcer sur l’étendue de la responsabilité solidaire en matière de taxe sur la valeur ajoutée.
En l’espèce, une société a acquis du matériel agricole auprès d’un fournisseur intermédiaire, lequel avait lui-même procédé à une acquisition intracommunautaire de ces biens. Après avoir réglé les factures incluant la taxe, la société acquéreuse a exercé son droit à déduction. Une procédure de contrôle fiscal a révélé que le fournisseur intermédiaire n’avait pas acquitté la quasi-totalité de la taxe due au titre de ces opérations. L’administration fiscale a par la suite engagé la responsabilité solidaire de l’acquéreur final pour le paiement de la taxe non versée par le fournisseur, augmentée des intérêts moratoires. Les autorités ont fondé leur décision sur l’existence de liens étroits entre les deux entités, suggérant que l’acquéreur avait connaissance du montage et de l’intention frauduleuse de son cocontractant. L’acquéreur a contesté cette décision, notamment l’application des intérêts moratoires à sa charge.
Après un premier rejet de son recours par le tribunal administratif de Plovdiv, la société a formé un pourvoi devant la Cour administrative suprême de Bulgarie. Cette dernière, confrontée à une jurisprudence nationale divergente sur la question de l’imputation des intérêts au débiteur solidaire, a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour de justice de l’Union européenne deux questions préjudicielles. Il s’agissait de savoir si l’article 205 de la directive 2006/112/CE, lu à la lumière du principe de proportionnalité, s’oppose à une réglementation nationale qui étend la responsabilité solidaire pour le paiement de la taxe non acquittée aux intérêts de retard dus par le redevable principal.
La Cour de justice a répondu par la négative. Elle a jugé que le droit de l’Union ne s’oppose pas à une telle réglementation nationale, à la condition qu’il soit établi que la personne tenue pour solidairement responsable savait ou aurait dû savoir, tout en exerçant son propre droit à déduction, que le redevable principal ne s’acquitterait pas de la taxe due. La Cour précise ainsi les contours de la responsabilité solidaire, en la conditionnant à la connaissance de l’abus tout en validant son extension aux dettes accessoires comme les intérêts.
L’analyse de cette décision révèle ainsi une consolidation des conditions d’engagement de la responsabilité solidaire (I), qui justifie une extension de son périmètre aux intérêts de retard dans un but de lutte contre la fraude fiscale (II).
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I. La consolidation des conditions d’engagement de la responsabilité solidaire
La Cour rappelle que la mise en œuvre de la responsabilité solidaire est strictement encadrée, étant subordonnée à la connaissance avérée ou présumée de la fraude par le codébiteur (A), tout en veillant au respect de ses droits par la possibilité de renverser cette présomption (B).
A. Une responsabilité subordonnée à la connaissance de la fraude
La décision commentée s’inscrit dans une jurisprudence constante visant à lutter contre la fraude à la TVA, objectif reconnu et encouragé par le droit de l’Union. La Cour réaffirme que les États membres peuvent prévoir qu’une personne autre que le redevable principal soit solidairement tenue d’acquitter la taxe. Cette faculté, prévue à l’article 205 de la directive TVA, constitue un outil essentiel pour préserver les droits du Trésor public.
Cependant, la mise en œuvre de ce mécanisme n’est pas inconditionnelle. La Cour rappelle avec force que la responsabilité solidaire ne peut être engagée que si le cocontractant « savait ou aurait dû savoir que la taxe due sur cette opération ou une opération antérieure ou postérieure resterait impayée ». Cette condition subjective est au cœur du raisonnement des juges. Elle permet de distinguer l’opérateur de bonne foi, qui a fait preuve de toute la diligence requise, de celui qui participe sciemment ou par négligence grave à un montage frauduleux. En l’espèce, les liens factuels entre l’acquéreur et son fournisseur, tels que l’identité de leur comptable ou les modalités de financement, constituaient des indices suffisants pour l’administration fiscale pour caractériser cette connaissance.
B. La charge de la preuve et le respect des droits de la défense
Si la connaissance de la fraude est la clé de voûte de la responsabilité solidaire, la Cour veille à ce que son établissement respecte les principes fondamentaux de sécurité juridique et de proportionnalité. Elle admet que les États membres puissent se fonder sur des présomptions pour établir que l’opérateur « aurait dû savoir » l’existence de la fraude. De telles présomptions sont légitimes pour assurer l’efficacité de la collecte de l’impôt.
Toutefois, la Cour pose une limite essentielle : ces présomptions doivent être réfragables. Le dispositif national ne doit pas rendre « pratiquement impossible ou excessivement difficile pour l’assujetti de les renverser par la preuve contraire ». Autrement dit, l’opérateur mis en cause doit toujours avoir la possibilité de démontrer sa bonne foi et la diligence dont il a fait preuve. Il doit pouvoir prouver qu’il a pris toutes les mesures pouvant raisonnablement être exigées de lui pour s’assurer de la légalité de ses opérations. En ménageant cette voie de défense, la Cour évite d’instaurer un système de responsabilité objective, ou sans faute, qui serait manifestement disproportionné et porterait une atteinte excessive à la liberté d’entreprendre. La solution garantit ainsi un juste équilibre entre la nécessité de combattre la fraude et la protection des droits des opérateurs économiques.
Une fois le principe et les conditions de la responsabilité solidaire clairement établis, se pose la question centrale de son étendue, à laquelle la Cour apporte une réponse claire en faveur de l’inclusion des intérêts moratoires.
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II. L’extension justifiée de la responsabilité solidaire aux intérêts moratoires
La Cour de justice admet que la responsabilité solidaire puisse couvrir, outre le principal de la taxe, les intérêts de retard, considérant cette mesure comme proportionnée à l’objectif poursuivi (A). Cette solution a une portée significative pour les opérateurs économiques, les incitant à une vigilance accrue (B).
A. Une mesure proportionnée à l’objectif de lutte contre la fraude
Le cœur de la question préjudicielle portait sur l’extension de la dette solidaire aux intérêts moratoires. La Cour juge que cette extension n’est pas contraire au droit de l’Union. Son raisonnement repose sur une logique de proportionnalité et d’efficacité. Les intérêts moratoires ont pour objet de compenser le préjudice subi par le Trésor public du fait du paiement tardif de la taxe.
Dès lors qu’il est établi que le codébiteur solidaire a participé, en connaissance de cause, à un montage abusif, il est considéré comme ayant une part de responsabilité dans le non-paiement de la taxe à son échéance. Sa participation volontaire à l’intention illégale du redevable principal justifie qu’il supporte également les conséquences pécuniaires de ce retard. L’obliger à payer les intérêts apparaît donc comme une mesure à la fois logique et proportionnée. Elle contribue directement à l’objectif d’assurer une perception efficace de la TVA, en permettant au Trésor de récupérer l’intégralité des sommes qui lui sont dues, principal et accessoires confondus. Exclure les intérêts de la responsabilité solidaire reviendrait à minorer l’efficacité de la sanction et à ne pas tirer toutes les conséquences de la participation du codébiteur à la fraude.
B. La portée de la solution pour les opérateurs économiques
En validant l’inclusion des intérêts de retard dans le champ de la responsabilité solidaire, la Cour adresse un message clair aux opérateurs économiques. La décision renforce leur devoir de diligence dans le cadre de leurs relations commerciales. Ils ne peuvent ignorer les signaux d’alerte suggérant une possible fraude, tels qu’un prix anormalement bas, des circuits de facturation inhabituels ou des liens structurels suspects avec un partenaire commercial. La passivité ou la négligence face à de tels indices peut désormais leur coûter cher, la charge financière ne se limitant plus au seul montant de la taxe éludée.
Cette jurisprudence a donc une portée préventive et pédagogique. Elle incite les entreprises à mettre en place des procédures de contrôle interne robustes pour vérifier la fiabilité de leurs fournisseurs et la légalité des opérations dans lesquelles elles s’engagent. La menace d’une responsabilité financière aggravée est un puissant levier pour encourager des pratiques commerciales plus transparentes et pour assainir le marché. La solution ne crée pas une charge nouvelle et démesurée, mais elle précise les conséquences d’un manquement à une obligation de prudence déjà bien établie dans le droit de l’Union en matière de TVA. Elle confirme que la participation, même passive, à une fraude fiscale a un coût qui inclut la réparation du préjudice causé par le temps.