Dans un contexte de marchés publics européens, un ministère a lancé deux procédures d’appel d’offres pour l’achat d’aide alimentaire. Le pouvoir adjudicateur a inclus dans les documents de marché une condition de qualification exigeant que les soumissionnaires disposent, dès le dépôt de leur offre, d’un enregistrement ou d’un agrément spécifique délivré par l’autorité compétente de l’État membre où le marché devait être exécuté. Cette exigence a été jugée restrictive et non conforme au droit de l’Union par une autorité de contrôle, qui a procédé à une correction financière à l’encontre du ministère. Ce dernier a contesté cette décision devant les juridictions administratives nationales. Le tribunal de première instance a rejeté le recours, considérant la condition comme disproportionnée et discriminatoire. Saisie en appel, la cour d’appel de Tallinn a décidé de surseoir à statuer et de poser plusieurs questions préjudicielles à la Cour de justice de l’Union européenne. Il s’agissait pour la Cour de déterminer si le droit de l’Union en matière de marchés publics, notamment les principes d’égalité de traitement et de reconnaissance mutuelle, s’oppose à ce qu’un pouvoir adjudicateur exige d’un soumissionnaire, au stade de la sélection, une autorisation d’exploitation délivrée par l’État d’exécution du marché, alors même que ce soumissionnaire pourrait détenir un agrément équivalent dans son État d’établissement. La Cour devait également se prononcer sur la possibilité pour une autorité publique d’invoquer le principe de protection de la confiance légitime à l’encontre d’une autre entité du même État. La Cour de justice a répondu que les règles de l’Union s’opposent à une telle exigence de qualification et que le principe de confiance légitime ne peut être invoqué dans un tel contexte intra-étatique.
La solution retenue par la Cour de justice réaffirme avec force le principe de reconnaissance mutuelle au sein du marché intérieur, en le plaçant au cœur de la procédure de passation des marchés publics (I). Par ailleurs, elle circonscrit de manière stricte les justifications possibles à une telle restriction, tout en clarifiant l’inapplicabilité du principe de confiance légitime dans les relations entre organes d’un même État (II).
I. La primauté du principe de reconnaissance mutuelle dans la sélection des candidats
La Cour de justice consacre l’application du principe de reconnaissance mutuelle comme un élément essentiel de l’appréciation de l’aptitude des soumissionnaires, s’opposant ainsi à une exigence d’autorisation nationale préalable (A). Cette position trouve son fondement dans la nature même de cette condition, qui constitue une restriction discriminatoire à la libre prestation de services (B).
A. Le rejet d’une autorisation nationale comme critère de sélection qualitative
La Cour analyse l’exigence d’un agrément délivré par l’État d’exécution non comme une condition d’exécution du marché, mais comme un critère de sélection qualitative. À ce titre, elle relève que l’article 46 de la directive 2004/18, applicable en l’espèce, vise précisément à faciliter la participation transfrontalière aux marchés publics. Cet article établit que la capacité d’un opérateur économique à exercer une activité professionnelle doit être évaluée sur la base des justificatifs prévus par son État membre d’établissement. En effet, la Cour souligne qu’« un soumissionnaire doit pouvoir prouver son aptitude à exécuter un marché public en se prévalant de documents, tels qu’un certificat ou une inscription au registre de la profession ou au registre du commerce, émanant des autorités compétentes de l’État membre dans lequel il est établi ». Exiger une inscription ou un agrément supplémentaire dans l’État du pouvoir adjudicateur dès le dépôt de l’offre revient à nier l’effet utile de ce mécanisme de reconnaissance mutuelle. La Cour confirme ainsi que la présomption d’aptitude conférée par les documents de l’État d’origine ne peut être mise en cause sans justification.
B. La nature discriminatoire d’une exigence d’établissement préalable
Au-delà de la méconnaissance des règles spécifiques de la directive, l’exigence litigieuse est jugée contraire aux principes fondamentaux du traité. En imposant aux opérateurs d’autres États membres d’obtenir une autorisation locale avant même de savoir s’ils seront retenus, le pouvoir adjudicateur crée une barrière à l’entrée significative et discriminatoire. Cette condition avantage de fait les opérateurs déjà établis sur le territoire national, qui détiennent vraisemblablement déjà l’agrément requis. La Cour rappelle que l’article 56 du TFUE a pour objectif « d’éliminer les restrictions à la libre prestation de services de la part de personnes non établies dans l’État membre sur le territoire duquel la prestation doit être fournie ». Or, subordonner la participation à un marché public à la possession d’une autorisation d’établissement dans cet État revient à priver cette liberté de son contenu. Une telle exigence n’est pas proportionnée, d’autant que le pouvoir adjudicateur dispose d’autres moyens pour s’assurer de la bonne exécution du marché une fois celui-ci attribué.
L’affirmation de la primauté de la reconnaissance mutuelle conduit logiquement la Cour à examiner si des impératifs supérieurs, comme la sécurité alimentaire, pouvaient justifier une dérogation, avant d’aborder l’argument subsidiaire tiré de la confiance légitime.
II. Le périmètre restreint des justifications et des principes invocables
La Cour de justice écarte l’argument selon lequel la législation sur les denrées alimentaires constituerait une loi spéciale justifiant une telle restriction (A). De surcroît, elle rejette l’invocation du principe de protection de la confiance légitime par une autorité publique à l’encontre d’une autre autorité du même État membre (B).
A. L’inefficacité de la réglementation sur la sécurité alimentaire comme motif dérogatoire
Le pouvoir adjudicateur soutenait que l’exigence d’une autorisation nationale était justifiée par la nécessité de respecter la réglementation de l’Union relative à l’hygiène des denrées alimentaires, notamment le règlement n° 852/2004. La Cour procède à une lecture conciliatrice des textes, en rappelant que ce règlement vise non seulement un niveau élevé de protection de la santé, mais aussi la libre circulation des denrées alimentaires. Elle opère une distinction cruciale entre la compétence pour l’enregistrement ou l’agrément d’un établissement, qui relève de l’État membre d’établissement, et la compétence pour contrôler l’activité, qui peut être exercée par les autorités de l’État où les denrées sont distribuées. Ainsi, un agrément obtenu dans un État membre doit permettre à son titulaire d’opérer dans un autre État, sous réserve des contrôles de ce dernier. La Cour conclut que « la circonstance qu’un opérateur économique possède un enregistrement ou un agrément délivré par l’État membre dans lequel il est établi constitue, dans le cadre d’une procédure de passation de marché se déroulant dans un autre État membre, une présomption de son aptitude à assurer dans ce dernier État une activité de fourniture et de distribution de denrées alimentaires ». La sécurité sanitaire peut donc être assurée sans qu’il soit nécessaire d’imposer une barrière à l’entrée du marché.
B. L’exclusion du principe de confiance légitime dans un litige intra-étatique
Le ministère faisait valoir qu’il avait pu légitimement croire en la régularité de sa pratique, celle-ci ayant été approuvée lors d’audits antérieurs par une autre autorité nationale. La Cour rappelle les conditions strictes du droit à se prévaloir de la confiance légitime, qui suppose des assurances précises fournies par une autorité compétente à un justiciable. Cependant, elle oppose à cet argument la « conception unitaire de l’État » qui prévaut en droit de l’Union. Ce principe « exclut, par principe, qu’une autorité nationale puisse se prévaloir du principe du droit de l’Union de protection de la confiance légitime dans un litige qui la met aux prises avec une autre composante de l’État ». En d’autres termes, un État membre ne peut invoquer les erreurs ou assurances d’une de ses propres entités pour justifier ou échapper aux conséquences d’une violation du droit de l’Union. Cette solution garantit la pleine effectivité du droit de l’Union en empêchant que des dysfonctionnements administratifs internes ne puissent faire échec à ses exigences.