L’articulation entre les législations nationales de sécurité sociale et les règles de coordination de l’Union européenne est au cœur de l’arrêt préjudiciel rendu par la Cour de justice. La question soulevée concerne la détermination de l’État membre débiteur des allocations familiales lorsque des titulaires de pensions, ayant exercé leur droit à la libre circulation, se trouvent confrontés dans leur État de résidence à un choix entre plusieurs prestations sociales incompatibles entre elles.
En l’espèce, des titulaires de pensions acquises en Allemagne au titre des seules périodes d’assurance accomplies dans cet État s’étaient établis en Espagne. Dans ce nouvel État de résidence, ils avaient opté pour le bénéfice d’une prestation non contributive pour personnes handicapées. Ce choix, prévu par la législation espagnole, rendait impossible la perception d’une autre prestation, à savoir les allocations familiales pour enfants handicapés. Se voyant refuser le bénéfice de ces dernières en Espagne, les intéressés ont alors sollicité le versement des allocations familiales prévues par la législation allemande. Les institutions allemandes ont rejeté leur demande, arguant que, conformément au règlement n° 1408/71, la compétence pour verser ces prestations incombait à l’État de résidence dès lors qu’un droit comparable y était « ouvert ». Saisi du litige, le Sozialgericht Nürnberg a adressé à la Cour de justice plusieurs questions préjudicielles visant à clarifier l’interprétation de la notion de droit « ouvert » au sens des articles 77 et 78 de ce règlement.
Le problème de droit soumis à la Cour consistait donc à déterminer si un droit à des allocations familiales doit être considéré comme « ouvert » dans l’État membre de résidence lorsque son bénéfice est exclu en raison du choix exercé par l’intéressé en faveur d’une autre prestation nationale incompatible. En d’autres termes, l’exercice d’une option prévue par le droit interne de l’État de résidence suffit-il à neutraliser la compétence de l’ancien État d’emploi, même si cette option prive en pratique l’allocataire du bénéfice desdites allocations familiales ?
La Cour de justice répond par la négative. Elle juge que le droit aux allocations familiales ne peut être considéré comme « ouvert » dans l’État de résidence si l’intéressé ne remplit pas l’ensemble des conditions requises par la législation nationale pour en obtenir le versement, y compris lorsque cette situation résulte de son propre choix pour une prestation incompatible. Par conséquent, l’obligation de verser les prestations familiales acquises en vertu de la seule législation de l’ancien État d’emploi subsiste pour ce dernier. Cette solution, fondée sur une interprétation stricte des conditions de transfert de la charge des prestations (I), aboutit à consacrer la protection des droits acquis par les travailleurs migrants (II).
I. Une interprétation stricte de la notion de droit « ouvert »
La Cour de justice, pour déterminer l’État compétent, s’attache d’abord à qualifier les prestations en cause au regard du droit de l’Union (A), avant de lier la notion de droit « ouvert » à l’accomplissement effectif de l’ensemble des conditions posées par le droit national (B).
A. La qualification des prestations nationales au regard du droit de l’Union
La Cour commence par vérifier que les prestations en litige entrent bien dans le champ d’application matériel des articles 77 et 78 du règlement n° 1408/71. Ces articles visent les « allocations familiales », définies à l’article 1er, sous u), ii), comme des « prestations périodiques en espèces accordées exclusivement en fonction du nombre, et, le cas échéant, de l’âge des membres de la famille ». Si la prestation allemande ne soulève aucune difficulté de qualification, la nature de l’allocation espagnole pour enfants à charge est discutée. La Commission, notamment, soutient qu’elle ne relèverait pas de cette catégorie, car son octroi dépendrait de critères supplémentaires liés au handicap.
La Cour écarte cette analyse en s’appuyant sur la déclaration effectuée par l’État membre concerné. Elle rappelle que si l’absence d’une prestation dans la déclaration visée à l’article 5 du règlement ne prouve pas son exclusion, sa mention explicite établit en revanche son appartenance au champ des allocations familiales. En l’occurrence, « le Royaume d’Espagne a indiqué explicitement que la prestation espagnole pour enfants à charge […] constitue des prestations visées, respectivement, par les articles 77 et 78 dudit règlement ». Cette approche pragmatique permet à la Cour de confirmer que les deux prestations, allemande et espagnole, sont de même nature et que les règles de conflit prévues par le règlement sont donc applicables.
B. La dépendance du droit « ouvert » aux conditions effectives du droit national
Le cœur du raisonnement de la Cour repose sur l’interprétation du terme « ouvert », condition sine qua non du transfert de compétence à l’État de résidence. La Cour réaffirme sa jurisprudence constante selon laquelle la reconnaissance d’un droit exige que l’intéressé remplisse « toutes les conditions, tant de forme que de fond, imposées par la législation interne de cet État pour pouvoir exercer ce droit ». Le simple fait qu’une législation prévoie abstraitement une prestation ne suffit pas à considérer le droit comme « ouvert ».
Appliquant ce principe à l’espèce, la Cour constate que les intéressés, ayant opté pour une prestation non contributive incompatible, ne remplissent plus une condition essentielle pour l’octroi des allocations familiales espagnoles. En conséquence, le droit à ces dernières « ne saurait être considéré comme y étant «ouvert» au sens des articles 77, paragraphe 2, sous b), i), et 78, paragraphe 2, sous b), i), du règlement n° 1408/71 ». La règle de compétence exclusive de l’État de résidence est donc inapplicable. Cette analyse consacre une conception concrète et non théorique du droit « ouvert » : le droit n’existe que s’il est effectivement mobilisable par l’allocataire.
II. La prévalence du principe de sauvegarde des droits acquis
En écartant la compétence de l’État de résidence, la Cour de justice refuse de transposer une logique anti-cumul propre à d’autres dispositions (A) et réaffirme le principe fondamental de non-perte des droits pour les travailleurs migrants (B).
A. Le rejet d’une application analogique des règles de suspension
Le gouvernement allemand suggérait d’appliquer par analogie l’article 76, paragraphe 2, du règlement. Cette disposition permet, dans le contexte d’un cumul de droits entre un travailleur et son conjoint, de suspendre les prestations dans l’État d’emploi si aucune demande n’a été introduite dans l’État de résidence. L’objectif est d’éviter un transfert de charges résultant d’un choix délibéré de l’allocataire.
La Cour rejette fermement cette argumentation en soulignant une différence de traitement voulue par le législateur de l’Union. Elle note que si l’article 76, visant les travailleurs en activité, a été modifié pour inclure cette règle de suspension, les articles 77 et 78, relatifs aux titulaires de pensions et aux orphelins, n’ont pas fait l’objet d’un amendement similaire. Le silence du législateur ne saurait être comblé par le juge. La Cour refuse ainsi de créer une règle anti-contournement là où le texte n’en prévoit pas, marquant ainsi une forme de retenue judiciaire et respectant la spécificité de la situation des pensionnés.
B. La consécration du principe de non-perte d’un droit acquis
La solution retenue par la Cour est sous-tendue par un objectif fondamental du droit de la coordination : garantir que les travailleurs qui exercent leur droit à la libre circulation ne soient pas privés des avantages de sécurité sociale auxquels ils auraient eu droit s’ils étaient restés dans un seul État membre. La Cour rappelle avec force que les règles de coordination « ne sauraient, sauf exception explicite […] être appliquée de façon à priver le travailleur migrant ou ses ayants droit du bénéfice des prestations accordées en vertu de la seule législation d’un État membre ».
Dans le cas présent, le droit aux allocations familiales allemandes a été acquis sur la base des seules cotisations versées en Allemagne. Le priver de ce droit au motif qu’un droit théorique mais inaccessible existe en Espagne irait à l’encontre de cet objectif. La Cour juge donc que l’ancien État d’emploi reste débiteur de l’intégralité des allocations. La portée de l’arrêt est claire : la faculté de choix offerte par une législation nationale ne doit pas avoir pour effet d’éteindre un droit valablement acquis dans un autre État membre, sauf si ce choix aboutit à l’octroi effectif d’une prestation de même nature. La protection des droits acquis prévaut sur une application mécanique des règles de conflit de lois.