Par un arrêt rendu sur question préjudicielle, la Cour de justice de l’Union européenne précise l’articulation entre les garanties offertes aux victimes de la traite des êtres humains et les procédures de transfert entre États membres. En l’espèce, un ressortissant d’un pays tiers, après avoir introduit des demandes d’asile dans plusieurs États membres, a formé une nouvelle demande aux Pays-Bas. Informées de sa situation, les autorités néerlandaises ont sollicité sa reprise en charge par l’Italie en application du règlement Dublin III, ce que cette dernière a accepté. Subséquemment, le requérant a déclaré avoir été victime de la traite des êtres humains, infraction dont il aurait reconnu l’un des auteurs sur le territoire néerlandais. Malgré cette déclaration, les autorités néerlandaises ont rejeté sa demande d’asile sans examen au fond et ont ordonné son transfert vers l’Italie. Saisie d’un recours contre cette décision de transfert, la juridiction néerlandaise a interrogé la Cour sur l’interprétation de la directive 2004/81/CE, qui institue notamment un délai de réflexion au profit des victimes de la traite. La question de droit soulevée consistait essentiellement à déterminer si la protection accordée par cette directive, interdisant l’exécution de mesures d’éloignement durant ce délai, faisait obstacle à l’adoption et à l’exécution d’une décision de transfert prise sur le fondement du règlement Dublin III. La Cour répond que la notion de « mesure d’éloignement », au sens de la directive, englobe une décision de transfert Dublin. Par conséquent, si une telle décision peut être adoptée durant le délai de réflexion, elle ne peut y être exécutée.
I. L’extension du champ protecteur de la directive sur la traite à la procédure Dublin
La Cour, par une interprétation téléologique et contextuelle, procède à une clarification majeure de l’étendue des garanties offertes aux victimes de la traite des êtres humains, en assimilant le transfert intra-européen à une mesure d’éloignement (A) tout en posant des limites précises à la suspension des procédures administratives pendant le délai de réflexion (B).
A. L’assimilation du transfert Dublin à une mesure d’éloignement
L’apport principal de la décision réside dans l’interprétation extensive de la notion de « mesure d’éloignement ». Confrontée à l’absence de définition dans la directive 2004/81, la Cour écarte une analyse purement littérale pour se fonder sur les finalités du texte. Elle juge qu’une décision de transfert vers un autre État membre doit être considérée comme une mesure d’éloignement dont l’exécution est proscrite pendant le délai de réflexion. La Cour énonce ainsi que « relève de la notion de “mesure d’éloignement” la mesure par laquelle il est procédé au transfert d’un ressortissant de pays tiers du territoire d’un État membre vers celui d’un autre État membre, en application du règlement Dublin III ». Cette solution permet d’assurer l’effectivité du double objectif de la directive, qui vise à la fois à protéger les victimes et à favoriser leur coopération avec les autorités judiciaires et policières dans la lutte contre les réseaux criminels. Exécuter un transfert pendant cette période priverait la victime du soutien nécessaire à son rétablissement et compromettrait sa capacité à décider de coopérer en connaissance de cause, rendant ainsi les protections offertes par la directive largement illusoires.
B. La délimitation des actes autorisés pendant le délai de réflexion
Toutefois, la Cour module la portée de cette interdiction en distinguant l’adoption d’une décision de son exécution. S’appuyant sur le libellé de l’article 6, paragraphe 2, de la directive, elle juge que seules les mesures d’exécution sont suspendues. En conséquence, les autorités nationales conservent la faculté d’adopter une décision de transfert et d’engager des actes préparatoires à sa mise en œuvre durant le délai de réflexion. La Cour précise que l’article 6, paragraphe 2, de la directive 2004/81 « s’oppose à ce qu’une décision de transfert […] soit exécutée pendant le délai de réflexion […], mais ne s’oppose à l’adoption ni d’une telle décision, ni de mesures préparatoires à l’exécution de cette dernière ». Cette distinction permet de ne pas paralyser entièrement la procédure administrative. La Cour y attache cependant une condition essentielle : les mesures préparatoires ne doivent pas priver d’effet utile le délai de réflexion. Le placement en rétention d’une victime, par exemple, serait vraisemblablement contraire à cet impératif, car une telle mesure est incompatible avec l’objectif de rétablissement et de prise de décision éclairée qui fonde l’octroi de ce délai.
Au-delà de cette clarification technique, la décision illustre une recherche d’équilibre entre des impératifs potentiellement contradictoires du droit de l’Union, en l’occurrence la protection des personnes vulnérables et la gestion maîtrisée des flux migratoires.
II. La recherche d’un équilibre entre la protection des victimes et l’efficacité du système d’asile
L’arrêt témoigne d’une volonté de conciliation pragmatique. Il renforce l’effectivité de la directive sur la traite des êtres humains en garantissant la substance de ses protections (A), sans pour autant remettre en cause la structure et la célérité de la procédure prévue par le règlement Dublin III (B).
A. La consolidation de l’effet utile de la directive sur la traite des êtres humains
En interdisant l’exécution du transfert, la Cour garantit que le délai de réflexion ne devienne pas une simple formalité. Cette période est cruciale pour permettre à une victime, souvent en état de grande vulnérabilité, de « se rétablir et se soustraire à l’influence des auteurs des infractions », comme le prévoit le texte. Le transfert vers un autre État membre la priverait des services d’aide spécialisés qui ont commencé à la prendre en charge et interromprait le processus de reconstruction psychologique et de mise en confiance avec les autorités. De plus, cela nuirait à l’efficacité des enquêtes pénales, puisque l’État qui a identifié la victime et potentiellement les auteurs de l’infraction sur son territoire serait privé de sa coopération. En subordonnant le transfert à l’expiration du délai de réflexion, la Cour réaffirme que les droits fondamentaux et la protection des victimes priment sur les considérations purement administratives de gestion des demandes d’asile, assurant ainsi le plein effet utile de la directive.
B. La préservation de la mécanique du règlement Dublin III
Parallèlement, la solution retenue est conçue pour ne pas gripper le mécanisme du règlement Dublin III, qui repose sur des délais stricts. En autorisant l’adoption de la décision de transfert et des actes préparatoires, la Cour permet à l’État membre requérant de poursuivre la procédure administrative. Le délai de six mois pour exécuter le transfert, prévu à l’article 29 du règlement, peut ainsi commencer à courir. Cette approche évite que l’octroi d’un délai de réflexion n’entraîne automatiquement un dépassement des échéances du règlement Dublin, ce qui aurait pour conséquence un transfert de responsabilité non souhaité vers l’État requérant. La Cour renvoie aux États membres la responsabilité d’articuler la durée du délai de réflexion, qu’ils fixent en droit national, avec les contraintes temporelles du système Dublin. Elle promeut ainsi une coexistence fonctionnelle des deux instruments, invitant les autorités nationales à une gestion coordonnée qui respecte à la fois les droits des victimes et les exigences d’une politique commune d’asile efficace.