La Cour de justice de l’Union européenne, par un arrêt rendu en grande chambre, a précisé l’interprétation des règles de compétence spéciale en matière de rémunération pour copie privée. En l’espèce, une société de gestion collective des droits d’auteur autrichienne a engagé une action en paiement contre une société de vente en ligne, dont le siège est établi dans un autre État membre. La demanderesse réclamait le versement de la compensation équitable due au titre de la mise en circulation sur le territoire autrichien de supports d’enregistrement vierges. Les juridictions autrichiennes de première instance, puis d’appel, se sont déclarées internationalement incompétentes pour connaître du litige, considérant que l’action ne relevait pas de la matière délictuelle ou quasi délictuelle au sens du règlement n° 44/2001. Saisie d’un pourvoi, la Cour suprême autrichienne a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour de justice une question préjudicielle. Il s’agissait de déterminer si l’obligation de verser une « compensation équitable », telle que prévue par l’article 5, paragraphe 2, sous b), de la directive 2001/29, et mise en œuvre par le droit national, constitue une obligation de nature délictuelle ou quasi délictuelle au sens de l’article 5, point 3, du règlement n° 44/2001. En réponse, la Cour a jugé qu’une telle demande relève bien de la « matière délictuelle ou quasi délictuelle », ouvrant ainsi la compétence du tribunal du lieu où le fait dommageable s’est produit. Cette décision clarifie la nature juridique de l’obligation de compensation pour copie privée au regard des règles de compétence judiciaire (I), ce qui renforce l’effectivité du mécanisme de recouvrement au profit des titulaires de droits (II).
I. La qualification juridique de l’obligation de compensation pour copie privée
La solution retenue par la Cour repose sur une analyse distincte des qualifications contractuelle et délictuelle. Elle écarte fermement la première qualification en raison de l’origine légale de l’obligation (A), pour ensuite retenir la seconde en se fondant sur l’existence d’un fait dommageable (B).
A. L’exclusion de la qualification contractuelle
Pour déterminer si l’action relève de la compétence spéciale prévue par le règlement n° 44/2001, la Cour examine d’abord son éventuel rattachement à la « matière contractuelle ». Elle rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle cette notion ne peut viser une situation où « il n’existe aucun engagement librement assumé d’une partie envers une autre ». Or, dans le cas présent, l’obligation de s’acquitter de la rémunération pour copie privée ne naît d’aucun accord de volontés entre la société de gestion collective et l’entreprise qui commercialise les supports. Cette obligation découle directement de la loi autrichienne, qui transpose la faculté offerte par la directive 2001/29.
L’obligation de paiement est ainsi imposée unilatéralement par le législateur à toute entreprise qui procède à la première mise en circulation de supports d’enregistrement sur le territoire national. Peu importe que cette entreprise ait ou non consenti à cette charge financière. Dès lors, l’absence d’un engagement volontaire et librement consenti par le débiteur envers le créancier fait obstacle à toute qualification contractuelle de l’action. La Cour en conclut logiquement que la demande en paiement « ne se rattache pas à la “matière contractuelle” ». Cette exclusion conduit nécessairement à examiner la pertinence de l’autre compétence spéciale possible.
B. La consécration de la qualification délictuelle
Après avoir écarté le terrain contractuel, la Cour se tourne vers la notion de « matière délictuelle ou quasi délictuelle ». Elle rappelle que cette catégorie englobe « toute demande qui vise à mettre en jeu la responsabilité d’un défendeur » et qui n’est pas de nature contractuelle. L’élément central de cette qualification est l’existence d’un « fait dommageable ». La Cour établit un lien de causalité direct entre le préjudice subi par les titulaires de droits et le non-paiement de la compensation équitable. En effet, elle réaffirme que cette compensation a pour objet d’indemniser les auteurs pour la copie privée de leurs œuvres et « doit être regardée comme la contrepartie du préjudice subi par ceux-ci ».
Le fait dommageable ne réside pas dans la commercialisation des supports, qui est une activité licite, mais dans le manquement à l’obligation de verser la rémunération qui y est attachée. En s’abstenant de payer, l’entreprise cause directement un préjudice à la société de gestion collective, seule habilitée par la loi nationale à percevoir ces fonds. La Cour estime donc que l’action en paiement vise bien à « mettre en jeu la responsabilité d’un défendeur », car elle est fondée sur la violation d’une obligation légale. Cette violation constitue un acte illicite causant un dommage, ce qui suffit à caractériser la matière délictuelle et à fonder l’application de l’article 5, point 3, du règlement.
II. La portée de la décision sur le mécanisme de compensation
En qualifiant l’action de délictuelle, la Cour ne se contente pas de résoudre une question technique de compétence ; elle adopte une approche pragmatique qui conforte le système de la copie privée (A) et garantit un accès effectif au juge pour les titulaires de droits (B).
A. Une approche pragmatique de la dette de compensation
La Cour valide le choix du législateur autrichien de faire peser l’obligation de paiement non pas sur l’utilisateur final qui réalise la copie, mais sur le professionnel qui met les supports à disposition. Elle reconnaît les « difficultés pratiques pour identifier les utilisateurs privés » et pour les contraindre à indemniser les titulaires de droits. Le système de redevance à la source, acquittée par les fabricants ou importateurs, est ainsi légitimé comme un mécanisme efficace et proportionné pour assurer la perception de la compensation.
Cette solution pragmatique permet de concilier les intérêts en présence. Le droit des utilisateurs à réaliser des copies pour un usage privé est préservé, tandis que le préjudice causé aux auteurs est réparé. La Cour rappelle d’ailleurs que le système permet aux redevables de « répercuter le montant de la redevance pour copie privée dans le prix de vente », de sorte que la charge finale pèse bien sur l’utilisateur. En validant ce montage pour les besoins de la détermination de la compétence, la Cour renforce la viabilité de ce modèle économique face aux nouvelles formes de distribution numérique et transfrontalière.
B. La garantie d’un for compétent pour les titulaires de droits
La portée la plus significative de cet arrêt réside dans le renforcement de la protection des titulaires de droits. En permettant aux sociétés de gestion collective d’agir devant les juridictions de l’État membre où les supports sont mis en circulation, la Cour leur offre un recours effectif. Si la qualification délictuelle avait été rejetée, ces sociétés auraient dû poursuivre les débiteurs devant les tribunaux de leur siège social, potentiellement dans de multiples États membres. Une telle situation aurait complexifié et renchéri considérablement le recouvrement de la rémunération, au risque de le rendre illusoire.
La solution retenue est conforme à l’objectif de bonne administration de la justice qui sous-tend les règles de compétence spéciale. Le juge du lieu où le fait dommageable se produit, c’est-à-dire là où les supports sont vendus sans que la redevance soit acquittée, est le mieux placé pour apprécier le litige. Il s’agit d’une application de la jurisprudence qui favorise le juge de proximité. En définitive, la Cour assure la pleine effectivité de l’obligation de résultat imposée aux États membres par la directive 2001/29, qui est de garantir une perception effective de la compensation équitable sur leur territoire.