Par un arrêt rendu en grande chambre, la Cour de justice de l’Union européenne se prononce sur la compatibilité d’une mesure nationale de protection de l’environnement avec le principe de libre circulation des marchandises. En l’espèce, un État membre avait instauré une interdiction de circulation sur un tronçon d’autoroute vital pour le transit intra-européen. Cette interdiction visait les poids lourds de plus de 7,5 tonnes transportant certaines catégories de marchandises, telles que les déchets, les rondins, les minerais ou encore le marbre. Les autorités nationales justifiaient cette mesure par la nécessité de réduire la pollution atmosphérique, les valeurs limites de concentration de dioxyde d’azote fixées par le droit de l’Union étant régulièrement dépassées dans la région concernée. La mesure faisait partie d’un plan d’action plus large visant à améliorer la qualité de l’air.
La Commission européenne a engagé une procédure en manquement contre cet État membre. Elle soutenait que l’interdiction sectorielle de circuler constituait une mesure d’effet équivalant à une restriction quantitative à la libre circulation des marchandises, prohibée par les articles 28 et 29 du traité CE (devenus articles 34 et 35 du TFUE). Selon la Commission, bien que l’objectif de protection de la santé et de l’environnement fût légitime, la mesure était disproportionnée, car des alternatives moins restrictives pour les échanges commerciaux existaient et n’avaient pas été suffisamment explorées par l’État membre. L’État défendeur arguait pour sa part que la mesure était indispensable pour se conformer à ses obligations découlant des directives sur la qualité de l’air ambiant et qu’elle était justifiée et proportionnée.
La question de droit soumise à la Cour consistait donc à déterminer si une interdiction de circulation, fondée sur la nature des marchandises transportées et motivée par un objectif de protection de l’environnement, constituait une restriction disproportionnée à la libre circulation des marchandises.
La Cour de justice a conclu que l’État membre avait manqué à ses obligations. Elle a jugé que l’interdiction constituait bien une mesure d’effet équivalant à une restriction quantitative. Tout en reconnaissant que la protection de l’environnement est une exigence impérative pouvant justifier une telle restriction, la Cour a estimé que la mesure n’était pas proportionnée. Elle a en effet considéré que l’État membre n’avait pas démontré le caractère inadéquat de mesures alternatives moins restrictives, telles qu’une limitation de vitesse permanente ou une interdiction de circulation fondée sur les normes d’émission des véhicules.
La décision de la Cour articule ainsi la tension entre une liberté fondamentale du marché intérieur et les impératifs environnementaux, en confirmant la légitimité de ces derniers tout en soumettant leur mise en œuvre à un contrôle de proportionnalité rigoureux. Il convient d’analyser la manière dont la Cour valide l’adéquation de la mesure à l’objectif poursuivi (I), avant de s’attarder sur le contrôle strict de sa nécessité qui fonde la condamnation de l’État membre (II).
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I. La conciliation de la libre circulation des marchandises avec l’impératif de protection de l’environnement
La Cour reconnaît que l’objectif de protection de la qualité de l’air peut justifier une entrave à la libre circulation, et admet même le caractère approprié de la mesure choisie par l’État membre (A). Cette approche confirme la place fondamentale de la protection de l’environnement dans l’ordre juridique de l’Union (B).
A. La reconnaissance du caractère approprié de l’interdiction sectorielle
La Cour examine en premier lieu si l’interdiction de circuler était propre à garantir la réalisation de l’objectif environnemental. Elle répond par l’affirmative, considérant que la mesure répondait « véritablement au souci d’atteindre celui-ci d’une manière cohérente et systématique ». La Commission contestait cette cohérence, relevant que des poids lourds plus polluants pouvaient continuer de circuler s’ils transportaient des marchandises non visées par l’interdiction. La Cour écarte cet argument, estimant qu’il « ne saurait cependant être jugé incohérent qu’un État membre qui a décidé d’orienter […] le transport de marchandises vers le rail, adopte une mesure se focalisant sur des produits aptes à être transportés par différents modes de transport ferroviaire ». Elle valide ainsi le critère de « l’affinité avec le rail » utilisé par l’État membre pour sélectionner les marchandises concernées, jugeant qu’il n’apparaît pas arbitraire.
De même, la Cour valide la dérogation prévue pour le trafic local et régional. Elle considère que soumettre ces trajets courts au transport ferroviaire pourrait entraîner un allongement des parcours, avec des trajets supplémentaires vers les terminaux, ce qui serait contraire à l’objectif de réduction de la pollution. Cette analyse pragmatique montre que la Cour apprécie la cohérence d’une mesure non pas dans l’absolu, mais au regard de ses effets concrets et des contraintes logistiques. En reconnaissant que la mesure, malgré ses exceptions et ses apparentes contradictions, contribue à la réalisation de l’objectif, la Cour adopte une vision souple du critère d’adéquation.
B. L’affirmation de la légitimité de l’objectif environnemental
Au-delà de l’analyse technique de la mesure, la décision réaffirme avec force que la protection de l’environnement constitue un objectif fondamental de l’Union. La Cour rappelle que cet objectif, tout comme celui de la protection de la santé, peut justifier des mesures nationales susceptibles d’entraver le commerce intracommunautaire. Elle ancre cette jurisprudence constante dans les dispositions du traité, notamment les articles 2, 3 et 174 CE, ainsi que dans la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. En qualifiant la protection de l’environnement d’« exigences impératives », la Cour la place au même niveau que les raisons d’intérêt général énumérées à l’article 30 CE, lui conférant ainsi une portée transversale et fondamentale.
Cette approche est significative dans un contexte où la pression sur les écosystèmes, notamment dans les régions sensibles comme les Alpes, s’intensifie. En acceptant qu’un État membre puisse, pour des raisons environnementales, restreindre l’une des quatre libertés fondamentales, la Cour légitime une politique de transport qui ne se limite plus à la seule fluidité des échanges mais intègre la durabilité. La décision s’inscrit ainsi dans une évolution plus large du droit de l’Union qui cherche à équilibrer les piliers économique, social et environnemental. La reconnaissance de la légitimité de l’objectif n’est cependant pas un blanc-seing, car elle est indissociable d’un contrôle de proportionnalité, dont l’examen de la nécessité de la mesure constitue l’étape la plus exigeante.
II. Le contrôle rigoureux de la proportionnalité comme limite à la marge d’appréciation de l’État
Si la Cour valide la légitimité et l’adéquation de la mesure, elle en censure le caractère disproportionné. Elle le fait en imposant à l’État membre une charge probatoire élevée quant à l’examen des mesures alternatives (A), sanctionnant au final une analyse qu’elle juge insuffisante pour établir la nécessité de l’interdiction (B).
A. L’exigence d’un examen approfondi des mesures alternatives
Le cœur du raisonnement de la Cour repose sur l’examen de la nécessité de la mesure. Elle rappelle sa jurisprudence antérieure, notamment un arrêt de 2005 concernant ce même État membre, en affirmant qu’« avant l’adoption d’une mesure aussi radicale qu’une interdiction de circuler sur un tronçon d’autoroute constituant une voie de communication vitale entre certains États membres, il incombait aux autorités autrichiennes d’examiner attentivement la possibilité de recourir à des mesures moins restrictives de la liberté de circulation et de ne les écarter que si leur caractère inadéquat, au regard de l’objectif poursuivi, était clairement établi ». La Cour se livre alors à un examen concret de deux alternatives proposées par la Commission.
La première alternative consistait à étendre l’interdiction de circuler aux poids lourds les plus anciens, sur la base de leurs normes d’émission (classes Euro). L’État membre objectait que les camions de la classe Euro IV émettaient parfois plus de dioxyde d’azote que ceux de la classe Euro III. La Cour juge cette argumentation insuffisante, considérant qu’il « n’est pas établi que l’extension de l’interdiction de circuler […] n’aurait pas pu contribuer à l’objectif recherché de manière aussi efficace ». La seconde alternative était le remplacement d’une limitation de vitesse variable par une limitation permanente à 100 km/h. La Cour écarte les études de l’État membre qui minimisaient l’impact d’une telle mesure en se fondant sur la vitesse moyenne réellement pratiquée, supérieure à la limite. Elle rétorque qu’il « incombe à l’État membre concerné d’assurer le respect effectif d’une telle mesure par l’adoption de mesures contraignantes ».
B. La sanction d’une analyse insuffisante du caractère nécessaire de la mesure
En définitive, la Cour conclut que « le caractère inadéquat des deux principales mesures alternatives […] n’a pas été établi ». Le manquement de l’État membre ne réside donc pas dans le choix d’un objectif illégitime, ni dans l’adoption d’une mesure totalement inefficace, mais dans l’incapacité à prouver qu’une mesure aussi restrictive était la seule option viable. La charge de la preuve pèse lourdement sur l’État qui entend déroger à une liberté fondamentale. Il ne suffit pas d’invoquer un objectif impérieux ; il faut démontrer, de manière circonstanciée, qu’aucune autre voie moins dommageable pour le marché intérieur n’était possible.
Cette décision illustre le rôle de la Cour comme arbitre de l’équilibre entre les politiques nationales et les principes de l’Union. Le contrôle de proportionnalité n’est pas une simple formalité ; il s’agit d’un examen approfondi qui entre dans le détail des études d’impact et des justifications techniques fournies par les États. En censurant l’interdiction sectorielle, la Cour envoie un message clair : si la protection de l’environnement est une priorité, elle ne saurait justifier des restrictions radicales à la libre circulation que si toutes les autres options ont été rigoureusement et loyalement évaluées. La marge d’appréciation des États membres dans le choix des moyens pour atteindre leurs objectifs environnementaux se trouve ainsi strictement encadrée par l’obligation de minimiser les entraves au commerce.