Par un arrêt en date du 6 octobre 2025, la Cour de justice de l’Union européenne s’est prononcée sur les conditions d’application du critère de l’investisseur privé en économie de marché dans le cadre du droit des aides d’État. En l’espèce, une autorité publique locale, actionnaire unique d’une société exploitant un aéroport régional, avait procédé à des augmentations de capital successives au profit de cette dernière. La Commission européenne, saisie de la question, avait considéré par une décision que ces mesures constituaient des aides d’État incompatibles avec le marché intérieur, ordonnant par conséquent leur récupération.
La ville bénéficiaire des mesures a alors introduit un recours en annulation de cette décision devant le Tribunal de l’Union européenne. Par un arrêt antérieur, le Tribunal a accueilli favorablement le recours et a procédé à l’annulation de la décision litigieuse, estimant que la Commission avait commis une erreur manifeste d’appréciation en examinant le caractère rationnel du comportement de l’investisseur public. C’est dans ce contexte que la Commission a formé un pourvoi devant la Cour de justice, demandant l’annulation de l’arrêt du Tribunal. La Commission soutenait pour l’essentiel que le Tribunal avait dénaturé le critère de l’investisseur privé en acceptant que des synergies avec un autre aéroport, détenu par des entités publiques, puissent être prises en compte dans l’analyse de la rationalité économique des investissements.
La question de droit soumise à la Cour de justice était donc de savoir si le critère de l’investisseur privé s’oppose à la prise en considération, pour évaluer la rationalité économique d’un investissement public, d’une stratégie de coopération et des synergies qui en découlent entre deux entreprises contrôlées par le secteur public.
La Cour de justice rejette le pourvoi formé par la Commission. Elle valide le raisonnement du Tribunal en considérant que l’application du critère de l’opérateur privé avisé n’exclut nullement la prise en compte d’une stratégie de groupe et des avantages économiques qui en résultent, y compris lorsque ce groupe est composé d’entités publiques. La Cour estime que de telles considérations relèvent d’une analyse économique globale qui ne saurait être écartée au seul motif de la nature publique des actionnaires.
Cette solution conduit à préciser les modalités d’application du critère de l’investisseur privé en économie de marché (I), tout en confirmant l’étendue du contrôle exercé par le juge de l’Union sur les analyses économiques de la Commission (II).
I. La consolidation d’une approche économique globale du critère de l’investisseur privé
L’arrêt commenté confirme que l’appréciation du comportement d’un investisseur public doit reposer sur une analyse économique complète, ce qui implique de reconnaître la validité d’une stratégie à long terme (A) et d’admettre la prise en compte de synergies issues d’une coopération entre entités publiques (B).
A. La reconnaissance de la rationalité d’une stratégie d’investissement à long terme
La Cour rappelle que le critère de l’investisseur privé avisé ne se limite pas à une recherche de rentabilité immédiate. Un tel investisseur peut légitimement inscrire son action dans une perspective de long terme et dans le cadre d’une stratégie de groupe plus large. En l’espèce, le Tribunal avait constaté que les apports en capital s’inscrivaient dans un concept global de coopération aéroportuaire visant à une rentabilité future. La Commission contestait cette approche.
En rejetant l’argumentation de la Commission, la Cour de justice réaffirme avec force qu’une autorité publique peut agir comme un opérateur économique rationnel, même si ses investissements ne produisent pas de bénéfices à court terme. Elle énonce que « le comportement d’un investisseur privé peut être guidé par des perspectives de rentabilité à plus long terme ou s’inscrire dans une logique de groupe ». Cette approche permet de ne pas désavantager l’actionnariat public en lui imposant des contraintes de rentabilité plus strictes et artificielles que celles qui pèsent sur un opérateur privé, lequel peut tout à fait décider de soutenir une filiale en difficulté pour préserver la valeur globale de son patrimoine ou les perspectives de développement de son groupe.
B. L’admission des synergies issues d’une coopération entre entités publiques
Le cœur du raisonnement de la Cour réside dans sa validation de la prise en compte des avantages économiques tirés d’une coopération entre deux aéroports détenus par des entités publiques. La Commission estimait qu’un investisseur privé n’aurait jamais développé de telles synergies, car elles ne relèveraient pas d’une pure logique de marché. La Cour écarte cette vision restrictive.
Elle juge que le Tribunal a pu conclure, sans commettre d’erreur de droit, que « la rationalité économique des investissements pouvait être établie en tenant compte des effets de synergie attendus d’une gestion coordonnée des deux aéroports ». La Cour souligne que la circonstance que les entités concernées soient de nature publique est indifférente, dès lors que la stratégie de coopération elle-même repose sur des considérations économiques plausibles. La valeur de cette solution est significative : elle s’oppose à une application dogmatique du critère de l’investisseur privé qui ignorerait la réalité des stratégies d’entreprise, lesquelles incluent fréquemment des logiques de coopération, de réseau ou de groupe, qu’il s’agisse d’entités privées ou publiques.
II. La confirmation du contrôle juridictionnel sur les appréciations économiques de la Commission
En validant l’annulation de la décision de la Commission par le Tribunal, la Cour de justice confirme l’intensité du contrôle opéré sur les erreurs manifestes d’appréciation (A), ce qui a une portée notable pour le financement public des infrastructures (B).
A. Le contrôle de l’erreur manifeste d’appréciation en matière d’aides d’État
La Commission dispose, en matière d’aides d’État, d’un large pouvoir d’appréciation, notamment lorsqu’elle procède à des analyses économiques complexes. Toutefois, ce pouvoir n’est pas discrétionnaire et s’exerce sous le contrôle du juge de l’Union, qui doit vérifier l’exactitude matérielle des faits, l’absence d’erreur de droit et l’absence d’erreur manifeste dans l’appréciation de ces faits. En l’espèce, le Tribunal avait jugé que la Commission avait commis une telle erreur en ignorant délibérément les perspectives de rentabilité liées à la stratégie de coopération aéroportuaire.
En rejetant le pourvoi, la Cour de justice confirme que le contrôle du Tribunal a été correctement exercé. Elle rappelle implicitement que si le juge ne substitue pas sa propre appréciation économique à celle de la Commission, il doit néanmoins s’assurer que cette dernière a pris en compte tous les éléments pertinents et que ses conclusions ne sont pas entachées d’une incohérence manifeste. L’arrêt illustre ainsi le rôle essentiel du juge en tant que garant de la légalité et de la rationalité de l’action administrative de l’Union, y compris dans des domaines techniques où l’exécutif européen revendique une expertise particulière.
B. La portée de la décision pour le financement public des infrastructures
La solution retenue par la Cour de justice revêt une portée pratique considérable pour les autorités publiques qui investissent dans des infrastructures, notamment dans les secteurs des transports, de l’énergie ou des communications. En acceptant que la rationalité d’un investissement public puisse s’évaluer au regard d’une stratégie d’ensemble et de synergies avec d’autres projets publics, la Cour offre une plus grande sécurité juridique à ce type de financements.
Cette jurisprudence permet de justifier des investissements publics sur la base de plans de développement territoriaux cohérents, là où une analyse isolée et à court terme de chaque projet aurait pu conduire à une qualification d’aide d’État. La décision est de nature à encourager les investissements structurants, qui ne sont pas immédiatement rentables mais qui sont susceptibles de générer des externalités positives et une viabilité économique à long terme dans le cadre d’une politique publique coordonnée. Elle constitue ainsi un signal important pour les États membres et les collectivités locales quant à leur capacité à poursuivre des objectifs de développement économique régional sans contrevenir aux règles européennes de concurrence.