Par un arrêt en date du 21 décembre 2023, la Cour de justice de l’Union européenne, réunie en grande chambre, a précisé l’articulation des contrôles judiciaires dans le cadre des enquêtes transfrontières menées par le Parquet européen. Cette décision clarifie la répartition des compétences entre les autorités judiciaires des États membres concernés par une mesure d’enquête déléguée.
En l’espèce, un procureur européen délégué allemand menait une enquête pour des faits de fraude fiscale à grande échelle et d’appartenance à une organisation criminelle. Dans ce contexte, des soupçons pesaient sur des personnes et une société concernant l’importation de biodiesel en contrevenant à la réglementation douanière, causant un préjudice financier substantiel. Le procureur européen délégué allemand a alors délégué à un procureur européen délégué autrichien la tâche de réaliser des mesures d’enquête, notamment des perquisitions et des saisies, dans des locaux commerciaux et des domiciles situés en Autriche. Conformément au droit autrichien, le procureur européen délégué autrichien a sollicité et obtenu une autorisation judiciaire des juridictions nationales pour procéder à ces mesures. Les personnes visées par ces mesures ont formé un recours contre les décisions d’autorisation devant l’Oberlandesgericht Wien, arguant notamment de l’insuffisance des soupçons et du caractère disproportionné des mesures.
La juridiction de renvoi, l’Oberlandesgericht Wien, s’interrogeait essentiellement sur l’étendue du contrôle qu’elle devait opérer. Elle se demandait si, en vertu du règlement (UE) 2017/1939, son examen devait porter sur tous les aspects de fond de la mesure d’enquête, tels que la nécessité, la proportionnalité et l’existence de soupçons suffisants, ou si son contrôle devait être plus restreint, notamment si un contrôle judiciaire avait déjà eu lieu dans l’État membre du procureur européen délégué chargé de l’affaire. La question de droit posée à la Cour de justice portait donc sur la définition de la portée du contrôle juridictionnel opéré par l’autorité judiciaire de l’État d’exécution lorsqu’une mesure d’enquête du Parquet européen, déléguée, requiert son autorisation.
La Cour de justice a jugé que le contrôle effectué dans l’État membre du procureur européen délégué assistant ne peut porter que sur les éléments relatifs à l’exécution de cette mesure. Elle exclut ainsi du champ de ce contrôle les éléments relatifs à la justification et à l’adoption de la mesure. Toutefois, la Cour ajoute une condition essentielle : la justification et l’adoption de la mesure doivent faire l’objet d’un contrôle juridictionnel préalable dans l’État membre du procureur européen délégué chargé de l’affaire en cas d’ingérence grave dans les droits fondamentaux de la personne concernée.
Cette décision consacre une répartition fonctionnelle des compétences de contrôle, justifiant d’analyser la logique systémique du Parquet européen (I), avant d’examiner la portée de cette solution au regard de la protection des droits fondamentaux (II).
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I. La consécration d’une division fonctionnelle du contrôle judiciaire
La solution retenue par la Cour de justice repose sur une interprétation systémique du règlement 2017/1939, qui distingue clairement entre la décision d’ordonner une mesure et sa mise en œuvre matérielle. Cette interprétation est fondée sur une stricte répartition des compétences entre les procureurs européens délégués (A) et transpose au sein du Parquet européen la logique du principe de reconnaissance mutuelle qui structure la coopération judiciaire pénale dans l’Union (B).
A. Une répartition des compétences fondée sur la distinction entre l’adoption et l’exécution de la mesure
La Cour de justice fonde son raisonnement sur une lecture combinée des articles 31 et 32 du règlement 2017/1939. Elle en déduit une distinction claire entre les différentes phases d’une mesure d’enquête transfrontière. L’article 31, paragraphe 2, du règlement dispose en effet que « la justification et l’adoption de ces mesures sont régies par le droit de l’État membre du procureur européen délégué chargé de l’affaire ». À l’inverse, l’article 32 précise que « les mesures déléguées sont mises en œuvre conformément au présent règlement et au droit de l’État membre du procureur européen délégué assistant ». Il découle de cette architecture normative que l’opportunité, la nécessité et la proportionnalité de la mesure relèvent de l’autorité du procureur européen délégué qui mène l’enquête, tandis que les modalités de son exécution concrète sont soumises au droit de l’État où elle se déroule.
Le contrôle judiciaire dans l’État d’exécution ne saurait donc porter sur les éléments de fond qui justifient la mesure. Une telle vérification reviendrait à remettre en cause la décision prise par le procureur européen délégué chargé de l’affaire, en violation de la répartition des rôles établie par le législateur de l’Union. Le juge de l’État d’exécution doit ainsi limiter son examen aux aspects liés à la bonne exécution de la mesure, tels que le respect des formes et procédures prescrites par son droit national, à moins que le procureur européen délégué chargé de l’affaire n’ait demandé le respect de formalités spécifiques compatibles avec les principes fondamentaux du droit de l’État d’exécution.
B. L’application du principe de reconnaissance mutuelle au fonctionnement interne du Parquet européen
Bien que le Parquet européen soit un organe unique et indivisible de l’Union, son fonctionnement décentralisé s’inspire fortement des mécanismes de coopération judiciaire traditionnels. La Cour rappelle que le système de coopération judiciaire en matière pénale repose sur les principes de confiance et de reconnaissance mutuelles. Ces principes impliquent qu’une autorité judiciaire d’un État membre accepte les décisions d’une autorité d’un autre État membre sans en contrôler le bien-fondé, sauf exceptions limitativement prévues. La Cour fait implicitement le parallèle avec des instruments comme la décision d’enquête européenne, où l’autorité d’exécution ne peut, en principe, substituer son appréciation à celle de l’autorité d’émission.
Permettre un double contrôle de fond complet, à la fois dans l’État d’émission et dans l’État d’exécution, non seulement alourdirait considérablement la procédure mais irait également à l’encontre de l’objectif d’efficacité poursuivi par le règlement. La Cour souligne qu’un tel système « constituerait une régression par rapport à celui mis en place par la directive 2014/41 ». La solution adoptée assure donc la célérité et la cohérence des enquêtes transfrontières menées par le Parquet européen, en évitant des blocages potentiels liés à des divergences d’appréciation sur le fond entre les autorités judiciaires de deux États membres différents.
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Si cette division des tâches assure l’efficacité du Parquet européen, elle soulève des questions quant à la protection effective des droits des justiciables. La Cour y répond en encadrant les obligations de l’État membre d’émission.
II. La garantie des droits fondamentaux comme nécessaire correctif
La Cour de justice prend soin de conditionner cette limitation du contrôle dans l’État d’exécution à l’existence d’une protection juridictionnelle effective en amont. Cette approche fait reposer la protection des droits fondamentaux sur l’État membre du procureur délégué chargé de l’affaire (A), tout en conservant un mécanisme de dialogue au niveau des procureurs européens délégués (B).
A. La primauté du contrôle juridictionnel dans l’État membre d’émission
L’apport majeur de l’arrêt réside dans le contrepoids qu’il instaure. Pour que la limitation du contrôle dans l’État d’exécution soit acceptable au regard des droits fondamentaux, un contrôle juridictionnel effectif doit avoir lieu en amont. La Cour affirme que « ces derniers devant faire l’objet d’un contrôle juridictionnel préalable dans l’État membre du procureur européen délégué chargé de l’affaire en cas d’ingérence grave dans les droits de la personne concernée garantis par la Charte ». Cette exigence est déterminante pour des mesures telles que les perquisitions ou les saisies, qui constituent des ingérences sérieuses dans les droits garantis par les articles 7 et 17 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne.
Il appartient donc à l’État membre du procureur européen délégué chargé de l’affaire de prévoir dans son droit national des garanties suffisantes, et notamment un contrôle par un juge, pour s’assurer de la légalité, de la nécessité et de la proportionnalité de la mesure avant sa délégation. C’est ce contrôle préalable qui légitime la confiance accordée par l’autorité judiciaire de l’État d’exécution et justifie la restriction de son propre contrôle. La protection des droits fondamentaux est ainsi assurée au sein du système, mais elle est principalement localisée dans l’État membre qui est au cœur de l’enquête.
B. Le rôle résiduel du procureur européen délégué assistant
Si le contrôle du juge de l’État d’exécution est limité, le règlement n’exclut pas pour autant toute forme de vérification par les acteurs de cet État. La Cour rappelle le mécanisme prévu à l’article 31, paragraphe 5, du règlement. Ce texte offre une voie de recours interne au Parquet européen. En effet, « lorsque le procureur européen délégué assistant estime que […] une autre mesure moins intrusive permettrait d’atteindre les mêmes résultats que la mesure déléguée », il doit en informer sa hiérarchie et consulter le procureur délégué chargé de l’affaire.
Ce mécanisme de dialogue interne, bien qu’il ne constitue pas un contrôle juridictionnel, offre une garantie supplémentaire. Il permet au procureur délégué assistant, qui connaît mieux le contexte local et les alternatives procédurales de son propre système juridique, de soulever des questions de proportionnalité concrète. En cas de désaccord persistant, l’affaire peut être portée devant la chambre permanente compétente du Parquet européen. Ce processus interne contribue à assurer que la mesure finalement exécutée est la plus adéquate et la moins attentatoire aux droits des personnes, sans pour autant paralyser l’enquête par un contrôle judiciaire externe complet.