La Cour de justice de l’Union européenne a rendu, le 21 décembre 2023, une décision sous la référence C-297/22 P relative à la responsabilité publique. Ce litige porte sur l’indemnisation des préjudices résultant d’une irrégularité procédurale commise durant l’examen d’une opération de concentration entre deux entreprises de messagerie.
Les faits débutent lorsqu’une société notifie son intention d’acquérir l’intégralité du capital d’une entité concurrente opérant dans le secteur du transport express de colis. L’autorité de contrôle interdit ce rapprochement économique au motif qu’il porterait atteinte à la concurrence effective sur le marché intérieur. La société évincée a obtenu l’annulation de cette décision d’interdiction devant le Tribunal de l’Union européenne par un arrêt du 7 mars 2017 rendu dans l’affaire T-194/13. Elle a sollicité un recours indemnitaire afin d’obtenir réparation du manque à gagner résultant de l’échec définitif de l’opération de rachat.
Le Tribunal de l’Union européenne a rejeté cette demande par l’arrêt du 23 février 2022 rendu dans l’affaire portant la référence T-834/17. La juridiction de première instance a considéré que la méconnaissance des droits de la défense ne constituait pas une violation suffisamment caractérisée du droit. La requérante a formé un pourvoi devant la Cour de justice en soutenant que le Tribunal avait commis une erreur de qualification juridique. Elle prétendait que l’omission de communiquer le modèle économétrique final constituait une faute de nature à engager la responsabilité publique.
Le problème de droit soumis à la Cour est de savoir si le non-respect des droits de la défense constitue une violation suffisamment caractérisée du droit. Il s’agit de déterminer si l’annulation d’un acte administratif entraîne automatiquement l’obligation de réparer les préjudices économiques subis par les administrés. La Cour de justice décide que le pourvoi est rejeté et condamne la société requérante à supporter l’intégralité des dépens de l’instance. Elle confirme l’absence de responsabilité de l’institution en raison de la complexité technique inhérente au contrôle des concentrations d’entreprises.
I. La confirmation de l’exigence d’une violation suffisamment caractérisée
A. La distinction nécessaire entre illégalité et faute de service
La Cour de justice rappelle que l’annulation d’une décision ne suffit pas à établir une faute de nature à ouvrir un droit à indemnisation. Elle précise que la réparation suppose que « le comportement reproché à l’institution concernée se traduit par une violation suffisamment caractérisée d’une règle de droit ». Cette exigence jurisprudentielle vise à protéger l’autonomie de la fonction administrative face aux risques constants de recours pécuniaires intentés par les opérateurs économiques déçus. L’illégalité constatée dans l’arrêt d’annulation, bien que certaine, ne constitue pas la méconnaissance manifeste et grave des limites imposées au pouvoir d’appréciation. Les juges soulignent l’autonomie du recours en responsabilité par rapport au recours en annulation, imposant une démonstration supplémentaire pour engager les finances publiques.
B. L’appréciation de la marge d’appréciation de l’autorité administrative
La solution repose sur l’idée que l’administration doit disposer d’une liberté d’action suffisante pour mener des politiques économiques complexes sans crainte de sanctions systématiques. Le critère décisif de la faute réside dans « la méconnaissance manifeste et grave, par l’institution concernée, des limites qui s’imposent à son pouvoir d’appréciation ». La Cour examine si le manquement procédural présentait un caractère d’évidence tel qu’il ne pouvait être justifié par les difficultés techniques de l’analyse économétrique. Elle conclut que l’absence de communication d’un modèle économétrique modifié n’atteignait pas le seuil de gravité nécessaire pour engager la responsabilité de la puissance publique. Cette approche pragmatique tempère la rigueur du respect des formes par la considération des contraintes opérationnelles pesant sur l’autorité en charge de la régulation des marchés.
II. Les limites de la protection juridictionnelle des droits de la défense
A. La reconnaissance d’une complexité technique faisant obstacle à l’indemnisation
Les magistrats affirment que pour apprécier la faute, « le juge de l’Union doit tenir compte, notamment, de la complexité des situations à régler ». La mise en œuvre d’outils statistiques sophistiqués pour prévoir les impacts d’une fusion constitue une tâche ardue justifiant une certaine indulgence du juge. L’erreur de procédure, bien que réelle, est noyée dans l’épaisseur technique du dossier, ce qui rend la preuve d’une violation caractérisée particulièrement difficile. Le droit à la défense semble s’effacer derrière la reconnaissance d’un droit à l’erreur au profit de l’institution agissant dans un environnement incertain et fluctuant. Cette tolérance judiciaire limite l’incitation pour l’autorité de contrôle à parfaire ses méthodes de communication, dès lors que le risque financier associé demeure théorique.
B. La persistance d’un régime de responsabilité protecteur pour les institutions européennes
Le jugement confirme que « l’existence d’une violation des droits de la défense, constatée dans l’arrêt d’annulation, ne suffit pas pour conclure à l’existence d’une violation suffisamment caractérisée ». Cette position sanctuarise le budget de l’organisation en érigeant une barrière hermétique entre l’irrégularité administrative et l’obligation de réparation pécuniaire devant les juridictions. Les opérateurs économiques supportent les conséquences financières de décisions illégales, sauf à démontrer une volonté délibérée de nuire ou une négligence grossière et inexcusable. L’équilibre maintenu privilégie la stabilité des institutions sur le droit individuel à la réparation intégrale des dommages causés par un fonctionnement défectueux du service. La jurisprudence réitérée renforce l’immunité de fait dont bénéficient les organes décisionnels lors de l’exercice de leurs prérogatives de puissance publique en matière économique.