Par la décision commentée, la Cour de justice de l’Union européenne se prononce sur la compatibilité avec le droit de l’Union de la réglementation d’un État membre en matière de mise à la consommation de cigarettes. Les faits sous-jacents à la saisine de la Cour concernent vraisemblablement un opérateur économique du secteur du tabac, confronté à une législation nationale instaurant un quota sur la quantité de cigarettes pouvant être commercialisée mensuellement durant les quatre derniers mois de l’année civile. Ce quota était calculé sur la base de la moyenne des ventes des douze mois précédents, augmentée d’une marge de 10 %. La procédure a vraisemblablement débuté par un recours de cet opérateur devant une juridiction nationale, laquelle, confrontée à une difficulté d’interprétation du droit de l’Union, a saisi la Cour de justice à titre préjudiciel.
Deux questions de droit distinctes étaient ainsi posées à la Cour. D’une part, il s’agissait de déterminer si les articles 34 et 36 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, relatifs à la libre circulation des marchandises, s’opposent à une telle restriction quantitative, motivée par des objectifs de lutte contre la fraude fiscale et de protection de la santé publique. D’autre part, la Cour était invitée à préciser si les articles 7 et 9 de la directive 2008/118/CE, qui encadrent le régime général d’accise, permettent à une réglementation nationale de soumettre les quantités de cigarettes excédant ce quota au taux d’accise en vigueur à une date future, postérieure à leur mise à la consommation effective.
À ces interrogations, la Cour apporte une réponse double. Elle considère d’abord que les règles du Traité relatives à la libre circulation des marchandises ne font pas obstacle à l’instauration d’un tel quota quantitatif, eu égard aux objectifs d’intérêt général poursuivis. En revanche, elle juge que le régime de la directive sur l’accise s’oppose à ce que la sanction de ce dépassement de quota prenne la forme d’une application d’un taux d’imposition futur. Il convient ainsi d’analyser la validation par la Cour de la restriction quantitative au nom d’objectifs d’intérêt général (I), avant d’examiner la censure de la modalité de taxation retenue par l’État membre (II).
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I. La validation d’une restriction quantitative justifiée par des objectifs d’intérêt général
La Cour de justice admet la conformité de la mesure nationale aux règles de la libre circulation des marchandises en reconnaissant que l’entrave créée peut être justifiée (A) et que la mesure apparaît proportionnée aux buts visés (B).
A. L’admission d’une entrave aux échanges au nom de la lutte contre la fraude fiscale et de la protection de la santé publique
La réglementation nationale, en limitant la quantité de produits pouvant être mis sur le marché, constitue une mesure d’effet équivalent à une restriction quantitative à l’importation, en principe prohibée par l’article 34 du TFUE. Une telle mesure freine directement la commercialisation de produits, fussent-ils originaires d’autres États membres. Toutefois, le droit de l’Union prévoit que de telles restrictions peuvent être admises si elles sont justifiées par l’un des motifs d’intérêt général énumérés à l’article 36 du TFUE, ou par des exigences impérieuses d’intérêt général reconnues par la jurisprudence de la Cour.
Dans sa décision, la Cour reconnaît expressément la pertinence des justifications avancées par l’État membre. Elle valide la mesure au motif qu’elle vise « à lutter contre l’évasion fiscale et les pratiques abusives ainsi que de protéger la santé publique ». La lutte contre la fraude fiscale constitue une exigence impérieuse d’intérêt général apte à justifier une entrave, tandis que la protection de la santé publique figure explicitement parmi les dérogations prévues à l’article 36 du TFUE. La Cour accepte donc que des considérations budgétaires et sanitaires puissent légitimer une restriction directe au volume des échanges.
B. Le contrôle implicite de la proportionnalité de la mesure nationale
Pour qu’une mesure restrictive soit admissible, elle doit non seulement poursuivre un objectif légitime, mais également être proportionnée à cet objectif. Cela signifie qu’elle doit être apte à atteindre le but poursuivi, sans aller au-delà de ce qui est nécessaire pour y parvenir. En l’espèce, le mécanisme de quota semble conçu pour empêcher les opérateurs de constituer des stocks importants de cigarettes à la fin de l’année, en prévision d’une augmentation des droits d’accise qui intervient généralement au début de l’année suivante. En limitant ce stockage spéculatif, la mesure est apte à la fois à protéger les recettes fiscales de l’État et à modérer la consommation de tabac.
La Cour, en ne s’opposant pas à cette réglementation, estime implicitement que le dispositif est proportionné. Le calcul du quota, fondé sur une moyenne historique majorée d’une marge de tolérance de 10 %, apparaît comme une méthode calibrée qui ne restreint pas l’activité normale de l’opérateur mais cible spécifiquement les augmentations de volume atypiques de fin d’année. La restriction est limitée dans le temps et ne semble pas excessive au regard des finalités poursuivies, ce qui explique sa validation au regard des articles 34 et 36 du TFUE.
II. La censure du mécanisme de sanction fondé sur une application différée du taux d’accise
Si la Cour valide le principe du quota, elle en invalide la sanction fiscale prévue par la loi nationale. Elle rappelle fermement les règles d’exigibilité de l’accise prévues par le droit de l’Union (A), ce qui la conduit logiquement à sanctionner la non-conformité du dispositif national (B).
A. Le rappel des règles d’exigibilité de l’accise définies par le droit de l’Union
La directive 2008/118/CE établit un cadre harmonisé pour la taxation des produits soumis à accise, incluant les tabacs manufacturés. Les articles 7 et 9 de cette directive sont centraux pour déterminer le fait générateur et l’exigibilité de l’impôt. Le principe fondamental est que l’accise devient exigible au moment de la mise à la consommation du produit sur le territoire de l’Union. C’est à cet instant précis que naît la dette fiscale de l’opérateur envers l’État, et le taux applicable est celui en vigueur à la date de cette mise à la consommation.
Ce principe garantit la sécurité juridique pour les opérateurs économiques, qui doivent pouvoir connaître avec certitude le montant de l’impôt dont ils sont redevables au moment où ils réalisent leurs opérations commerciales. La Cour, en se fondant sur ces dispositions, réaffirme que le cadre harmonisé ne laisse que peu de marge de manœuvre aux États membres pour déroger aux règles fixant l’événement qui rend l’impôt exigible et le taux qui lui est associé.
B. La non-conformité d’une taxation à un taux postérieur à la mise à la consommation
Le mécanisme de sanction imaginé par l’État membre contrevenait directement à ce principe. En prévoyant que la quantité de cigarettes excédant le quota serait « soumise au taux d’accise en vigueur à une date ultérieure à celle de sa mise à la consommation », la législation nationale dissociait le fait générateur de l’impôt du taux applicable. Une telle méthode revient à appliquer rétroactivement un taux d’imposition plus élevé à des produits déjà commercialisés, ce qui est incompatible avec les règles claires de la directive.
La Cour censure donc cette disposition, considérant que les articles 7 et 9 de la directive s’y opposent. La sanction pour le non-respect d’une réglementation nationale, même si cette réglementation est par ailleurs jugée compatible avec le droit de l’Union, ne peut pas prendre la forme d’une entorse aux règles harmonisées de taxation. L’État membre restait libre de prévoir d’autres types de sanctions, telles que des amendes administratives, mais il ne pouvait modifier les modalités de calcul d’un impôt harmonisé pour pénaliser un comportement. La décision protège ainsi l’intégrité et l’application uniforme du régime d’accise au sein de l’Union.