Par un arrêt préjudiciel, la Cour de justice de l’Union européenne, réunie en sa deuxième chambre, a clarifié l’articulation entre les règles de prescription nationales et l’exigence d’effectivité du droit de la concurrence de l’Union. En l’espèce, une autorité nationale de concurrence avait engagé une procédure pour sanctionner une pratique anticoncurrentielle, mais l’issue de cette procédure était menacée par l’application d’un délai de prescription. Une interprétation jurisprudentielle nationale stricte considérait que seul l’acte d’ouverture de l’enquête pouvait interrompre la prescription, à l’exclusion de tout acte d’instruction ultérieur, ce qui rendait difficile la sanction effective des infractions complexes. Saisie d’un litige y afférent, une juridiction nationale a adressé deux questions préjudicielles à la Cour de justice. Elle cherchait à savoir, d’une part, si les règles de prescription prévues par le règlement n° 1/2003 pour les actions de la Commission européenne devaient être appliquées par les juridictions nationales, et d’autre part, si le droit de l’Union s’opposait à une interprétation nationale des règles de prescription qui limiterait l’interruption de celle-ci au seul acte initial de l’enquête. Il était donc demandé à la Cour de déterminer dans quelle mesure le principe d’autonomie procédurale des États membres pouvait être limité par la nécessité de garantir une application effective des articles 101 et 102 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne. La Cour y répond en deux temps. D’abord, elle juge que les règles de prescription définies à l’article 25 du règlement n° 1/2003 ne s’appliquent qu’à la Commission, consacrant ainsi la compétence des États membres pour définir leurs propres règles. Ensuite, elle précise que cette compétence doit s’exercer dans le respect du principe d’effectivité, lequel fait obstacle à une réglementation nationale qui créerait un risque systémique d’impunité pour les infractions au droit de la concurrence de l’Union.
I. La confirmation de l’autonomie procédurale des États membres en matière de prescription
La Cour de justice commence son raisonnement par rappeler la répartition des compétences entre l’Union et ses membres dans la mise en œuvre du droit de la concurrence. Elle affirme que les règles de prescription fixées par le droit de l’Union pour l’action de la Commission ne sont pas transposables aux autorités nationales (A), ce qui confirme la compétence de principe des États pour régir la procédure de sanction des pratiques anticoncurrentielles (B).
A. L’inapplicabilité ratione personae des règles de prescription du règlement n° 1/2003
La Cour écarte avec clarté l’application de l’article 25, paragraphe 3, du règlement n° 1/2003 aux procédures menées par les autorités nationales de concurrence. Son analyse repose sur une interprétation littérale et contextuelle du texte. Elle constate en effet que « le libellé de l’article 25, paragraphe 1, du règlement n° 1/2003 fait exclusivement référence au pouvoir conféré à la Commission en vertu des articles 23 et 24 de ce règlement ». Ces derniers articles ne régissant que les pouvoirs de sanction de la Commission, la Cour en déduit logiquement que le régime de prescription qui leur est associé ne concerne que cette institution. Cette approche stricte confirme que le législateur de l’Union n’a pas entendu unifier les régimes de prescription applicables aux différentes autorités chargées de veiller au respect du droit de la concurrence. Par conséquent, les autorités nationales ne peuvent se voir imposer les modalités d’interruption de la prescription prévues pour la seule Commission. Cette solution s’inscrit dans le cadre plus général de l’autonomie procédurale reconnue aux ordres juridiques nationaux.
B. Le renvoi aux ordres juridiques nationaux pour la définition du régime de sanction
En l’absence de réglementation contraignante de l’Union en la matière, il revient aux États membres de fixer les règles de procédure applicables aux sanctions des infractions aux articles 101 et 102 du Traité. La Cour rappelle ainsi qu’il appartient à chaque État de déterminer les délais de prescription et leurs modalités, y compris les causes de suspension ou d’interruption. Cette solution, classique, découle du principe d’autonomie procédurale, tempéré par les principes d’équivalence et d’effectivité. La Cour souligne à cet égard que « dans le système décentralisé de mise en œuvre des règles du droit de la concurrence de l’Union, […] la détermination des règles de prescription en matière d’imposition de sanctions par ces autorités incombe, sous réserve du respect des principes d’équivalence et d’effectivité, aux États membres ». Le droit national est donc le droit commun de la procédure, y compris lorsque l’autorité nationale applique le droit de l’Union. Toutefois, cette autonomie n’est pas sans limites, la Cour prenant soin de préparer le second temps de son raisonnement en rappelant que les règles nationales ne doivent pas porter atteinte à l’application effective du droit de l’Union.
II. L’encadrement de l’autonomie procédurale par l’exigence d’effectivité du droit de la concurrence
Après avoir réaffirmé la compétence nationale, la Cour de justice en précise les limites en se fondant sur le principe d’effectivité. Elle établit que ce principe peut faire obstacle à une interprétation nationale des règles de prescription si celle-ci engendre un risque systémique d’impunité (A), confiant ainsi au juge national des obligations étendues pour garantir la primauté et la pleine application du droit de l’Union (B).
A. L’effectivité comme rempart au risque systémique d’impunité
La Cour de justice articule sa réponse à la seconde question autour de l’obligation pour les États membres de ne pas rendre « pratiquement impossible ou excessivement difficile la mise en œuvre du droit de l’Union ». Appliquant ce principe au droit de la concurrence, elle juge qu’une réglementation nationale sur la prescription doit être adaptée aux spécificités de la matière, notamment la complexité factuelle et économique des enquêtes. Une règle qui empêcherait de manière quasi-automatique de sanctionner les infractions complexes serait contraire au droit de l’Union. Le critère décisif est celui du « risque systémique d’impunité des faits constitutifs de telles infractions ». La Cour s’oppose donc à une interprétation selon laquelle la décision d’ouvrir une enquête serait « le dernier acte de cette autorité qui puisse avoir pour effet d’interrompre le délai de prescription ». Une telle lecture, en interdisant que des actes d’instruction essentiels et ultérieurs interrompent le délai, compromettrait la capacité des autorités à mener à bien des enquêtes complexes, qui par nature s’inscrivent dans la durée.
B. Les obligations étendues du juge national, garant de la primauté du droit de l’Union
Cette exigence d’effectivité confère au juge national un rôle déterminant. Il lui incombe en premier lieu de vérifier si l’interprétation stricte de son droit national présente un tel risque systémique d’impunité, en prenant en compte l’ensemble du régime de prescription. Si ce risque est avéré, le juge national a l’obligation d’assurer le plein effet du droit de l’Union. Pour ce faire, il doit d’abord tenter de donner à sa réglementation nationale une interprétation conforme aux exigences du droit de l’Union, dans les limites des principes généraux du droit. La Cour note qu’une telle interprétation semble possible en l’espèce, une autre jurisprudence nationale ayant privilégié une lecture plus souple. Enfin, si aucune interprétation conforme ne s’avère possible, le juge national doit laisser la réglementation nationale « inappliquée ». Cette cascade d’obligations, de l’appréciation du risque à l’éventuelle éviction de la norme nationale, fait du juge interne le garant ultime de l’effectivité du droit de la concurrence de l’Union.