Par un arrêt rendu sur question préjudicielle, la Cour de justice de l’Union européenne a précisé l’interprétation de la clause de « standstill » prévue par le protocole additionnel à l’accord d’association entre la Communauté économique européenne et la Turquie. Un ressortissant turc était entré légalement sur le territoire du Royaume-Uni, d’abord en qualité d’étudiant puis en tant que titulaire d’un permis de travail. Après avoir perdu son emploi pour des raisons économiques, il avait entrepris une activité indépendante en violation des conditions de son autorisation de séjour, laquelle lui interdisait d’exercer une telle activité. Il a par la suite sollicité une nouvelle autorisation de séjour sur le fondement de cette entreprise. Sa demande a été rejetée par l’autorité nationale compétente au motif qu’il avait méconnu les conditions de son séjour, ce qui constituait selon elle un abus de droit le privant du bénéfice des règles d’immigration plus favorables en vigueur en 1972. L’affaire a été portée en dernière instance devant la Court of Appeal (England & Wales) (Civil Division), qui a interrogé la Cour de justice. La question de droit posée était de savoir si un ressortissant turc peut se prévaloir de la clause de « standstill » de l’article 41, paragraphe 1, du protocole additionnel pour voir sa demande d’établissement examinée au regard d’une législation nationale antérieure plus favorable, alors même qu’il a initié son activité en violation des conditions de son autorisation de séjour. La Cour y a répondu par l’affirmative, jugeant que le non-respect des conditions du permis de séjour est sans pertinence pour l’application de cette clause. Elle précise que celle-ci a une nature procédurale visant à déterminer le droit national applicable, et que l’existence éventuelle d’un abus peut être appréciée par les autorités nationales dans le cadre de ce droit. La solution de la Cour repose sur une stricte qualification de la clause de « standstill » qui en détermine le régime d’application (I), conduisant à une solution pragmatique qui renforce la protection des ressortissants turcs candidats à l’établissement (II).
I. La qualification procédurale de la clause de « standstill » comme fondement de son régime d’application
La Cour s’attache à définir la nature juridique de la clause de « standstill » pour en déduire les conditions de sa mise en œuvre. Elle affirme qu’il s’agit d’une règle quasi procédurale dont le but est d’identifier la norme applicable dans le temps (A), ce qui la rend insensible aux circonstances factuelles de la situation du demandeur, y compris à une éventuelle irrégularité (B).
A. Une clause de gel normatif de nature quasi procédurale
La Cour de justice rappelle de manière constante que l’article 41, paragraphe 1, du protocole additionnel ne confère pas un droit matériel à l’établissement. Sa fonction est d’interdire aux États membres l’introduction de nouvelles restrictions à la liberté d’établissement des ressortissants turcs après la date d’entrée en vigueur de cet acte sur leur territoire. La décision commentée réitère cette analyse en précisant que cette clause opère « non pas comme une règle de fond, en rendant inapplicable le droit matériel pertinent auquel elle se substituerait, mais comme une règle de nature quasi procédurale ». Par cette qualification, la Cour clarifie que le mécanisme de « standstill » a pour seul objet de déterminer, *ratione temporis*, les dispositions nationales au regard desquelles la demande d’un ressortissant turc doit être appréciée. Elle ne préjuge en rien de l’issue de l’examen au fond de cette demande.
B. L’indifférence de la situation de séjour au regard du champ d’application de la clause
Découlant logiquement de cette nature procédurale, l’invocabilité de la clause est déconnectée de la régularité du comportement du demandeur. La Cour juge que la question de savoir si le séjour de l’intéressé est régulier au moment où il dépose sa demande est sans incidence sur l’application de la clause. Elle en conclut que « la circonstance qu’une personne […] n’a pas respecté les conditions auxquelles était soumis son permis de séjour n’est pas pertinente aux fins de l’application l’article 41, paragraphe 1, du protocole additionnel ». Cette dissociation est fondamentale, car elle empêche que la notion d’abus de droit ne fasse obstacle à l’application même de la clause. L’éventuel comportement fautif du ressortissant turc n’est pas ignoré, mais son examen est renvoyé à un stade ultérieur, celui de l’appréciation de la demande au fond par les autorités nationales, sur la base des règles que la clause de « standstill » a précisément pour objet de rendre applicables.
En définissant ainsi la nature et le fonctionnement de la clause, la Cour de justice en précise la portée et la distingue d’autres mécanismes de droit de l’Union, renforçant par là même la protection des ressortissants turcs.
II. La portée renforcée de la protection accordée aux ressortissants turcs
La solution retenue par la Cour maximise l’effet utile de l’accord d’association. Pour ce faire, elle écarte l’application d’une jurisprudence antérieure relative à l’abus de droit en matière d’immigration (A), consacrant ainsi une solution qui garantit la sécurité juridique et l’objectif d’intégration progressive poursuivi par l’accord (B).
A. Le rejet de l’analogie avec la jurisprudence sur le contournement des contrôles à l’immigration
Le gouvernement du Royaume-Uni invoquait une jurisprudence antérieure dans laquelle la Cour avait jugé qu’un ressortissant bulgare ayant délibérément trompé les autorités nationales pour entrer sur le territoire d’un État membre ne pouvait se prévaloir des droits tirés de l’accord d’association avec la Bulgarie. La Cour de justice écarte fermement cette analogie en opérant une double distinction. Sur le plan factuel, elle oppose la situation du demandeur, entré et ayant séjourné légalement plusieurs années avant de violer une condition de son permis, à celle d’une personne ayant eu recours à la fraude dès son admission sur le territoire. Sur le plan juridique, et de manière plus décisive encore, elle souligne que le cas d’espèce concerne une clause procédurale de « standstill », alors que l’affaire précédente portait sur un droit matériel à l’établissement. La nature différente des dispositions en cause justifie une solution distincte et empêche de transposer le raisonnement relatif à l’abus de droit.
B. Une solution garantissant l’effet utile de l’accord d’association
En refusant que la violation d’une condition de séjour puisse paralyser l’application de la clause de « standstill », la Cour assure l’effectivité de cette dernière. Une solution contraire aurait permis aux États membres de vider la clause de sa substance en opposant un comportement jugé abusif pour écarter l’application de leurs propres réglementations antérieures, pourtant moins restrictives. La Cour établit ainsi une méthode d’examen en deux temps, claire et prévisible. Les autorités nationales doivent d’abord déterminer le droit applicable en vertu de l’article 41, paragraphe 1, du protocole additionnel. Ce n’est qu’ensuite, dans le cadre de l’examen au fond mené sur la base de ce droit, qu’elles conservent la faculté de prendre en compte et de sanctionner un éventuel abus. Cette approche concilie la protection des droits des ressortissants turcs, conformément à l’objectif de l’accord d’association, avec la compétence des États membres en matière de contrôle de l’immigration.