Cour de justice de l’Union européenne, le 21 juin 2012, n°C-80/11

Par un arrêt dont la portée est significative, la Cour de justice de l’Union européenne est venue préciser les conditions dans lesquelles le droit à déduction de la taxe sur la valeur ajoutée (TVA) peut être refusé à un assujetti. En l’espèce, une administration fiscale nationale avait refusé à une entreprise le bénéfice de son droit à déduire la TVA grevant des services qui lui avaient été fournis. Ce refus était motivé par des irrégularités commises par le prestataire émetteur de la facture, ou par un opérateur en amont dans la chaîne de prestations. L’administration n’établissait cependant pas que l’entreprise bénéficiaire de la déduction avait connaissance de ces irrégularités ou d’une éventuelle fraude. Saisie d’un recours contre cette décision, la juridiction nationale a sursis à statuer afin d’interroger la Cour de justice sur la conformité de cette pratique nationale au regard de la directive 2006/112/CE du 28 novembre 2006. Il s’agissait de déterminer si le droit de l’Union s’oppose à ce qu’une autorité fiscale refuse le droit à déduction à un assujetti en raison de la défaillance d’un autre opérateur dans la chaîne, sans prouver que cet assujetti savait ou aurait dû savoir qu’il participait à une opération entachée de fraude. De surcroît, la question se posait de savoir si l’on pouvait imposer à l’assujetti une obligation de vérifier la situation de son cocontractant au-delà des exigences formelles et matérielles posées par la directive. La Cour y répond par la négative, en réaffirmant que le droit à déduction constitue un principe fondamental du système commun de TVA ne pouvant être remis en cause que dans des circonstances strictes. Ainsi, la Cour consacre une conception protectrice de l’assujetti de bonne foi (I), tout en définissant précisément les limites des diligences qui peuvent être attendues de sa part (II).

I. La consécration d’une conception protectrice de l’assujetti de bonne foi

La Cour de justice rappelle avec force que le droit à déduction est un élément central du mécanisme de la TVA, ne pouvant être écarté sur la base de simples soupçons. Elle subordonne ainsi le refus de ce droit à la démonstration d’une implication, même passive, de l’assujetti dans une fraude (A), rejetant toute forme de responsabilité objective du fait d’autrui (B).

A. La connaissance de la fraude, condition du refus du droit à déduction

Le système de la taxe sur la valeur ajoutée vise à garantir une parfaite neutralité pour l’opérateur économique, à condition que celui-ci ne soit pas le consommateur final. Le droit à déduction de la taxe payée en amont constitue la clé de voûte de cette neutralité, en ce qu’il permet à l’assujetti de ne supporter aucune charge fiscale au titre de son activité. La Cour estime en conséquence que les États membres ne sauraient restreindre ce droit de manière disproportionnée. En l’occurrence, elle juge que le droit de l’Union s’oppose à une pratique nationale refusant la déduction au seul motif d’irrégularités commises par un prestataire. Elle exige que l’administration fiscale « établisse, au vu d’éléments objectifs, que l’assujetti concerné savait ou aurait dû savoir que l’opération invoquée pour fonder le droit à déduction était impliquée dans une fraude ». Cette solution s’inscrit dans une jurisprudence constante qui protège l’assujetti ayant agi de bonne foi. La charge de la preuve pèse donc sans ambiguïté sur l’autorité fiscale, qui ne peut se contenter de relever des défaillances dans la chaîne d’approvisionnement pour en faire supporter les conséquences à un opérateur qui les ignorait légitimement.

B. Le rejet d’une responsabilité du fait des irrégularités d’un tiers

En conditionnant le refus de la déduction à la preuve de la connaissance de la fraude, la Cour s’oppose fermement à l’instauration d’un régime de responsabilité sans faute. L’assujetti ne peut être tenu pour responsable des agissements frauduleux d’un autre opérateur économique, qu’il s’agisse de son fournisseur direct ou de tout autre intervenant en amont. Le simple fait qu’une opération soit impliquée dans une fraude à la TVA ne suffit pas à priver l’acquéreur des biens ou le preneur des services de son droit à déduction. Une telle approche reviendrait à faire peser sur les opérateurs économiques une obligation de garantie qui n’est prévue par aucun texte et qui paralyserait les échanges commerciaux. La solution retenue est donc conforme à la sécurité juridique, en ce qu’elle permet aux entreprises de se fier aux documents commerciaux, comme les factures, dès lors que ceux-ci ne présentent aucune anomalie évidente. La Cour de justice préserve ainsi l’équilibre entre la lutte nécessaire contre la fraude et la protection des droits fondamentaux des assujettis.

II. La délimitation des obligations de contrôle pesant sur l’assujetti

Dans le prolongement de son raisonnement, la Cour précise l’étendue des vérifications que l’assujetti est tenu d’opérer à l’égard de ses partenaires commerciaux. Elle refuse ainsi de valider les pratiques nationales imposant une obligation de contrôle généralisée (A), tout en maintenant le principe d’une responsabilité de l’assujetti en présence d’indices manifestes de fraude (B).

A. L’absence d’une obligation générale de vérification des cocontractants

La juridiction de renvoi interrogeait la Cour sur la possibilité pour une administration de refuser la déduction au motif que l’assujetti n’aurait pas accompli des diligences spécifiques. La Cour y répond de manière très claire en jugeant que la directive s’oppose à une pratique nationale qui exige que l’assujetti « s’est assuré que l’émetteur de la facture […] avait la qualité d’assujetti, qu’il disposait des biens en cause et était en mesure de les livrer et qu’il avait rempli ses obligations de déclaration et de paiement de la taxe sur la valeur ajoutée ». Imposer de telles vérifications reviendrait à transférer sur l’opérateur privé les missions de contrôle qui incombent à l’administration fiscale. Or, l’assujetti ne dispose ni des prérogatives ni des moyens d’investigation nécessaires pour mener un audit complet de la situation de ses fournisseurs. La Cour considère que, dès lors que les conditions de fond et de forme du droit à déduction sont remplies, notamment la possession d’une facture régulière, la déduction doit en principe être accordée. L’assujetti ne peut se voir imposer des charges administratives excessives qui entraveraient l’exercice d’un droit fondamental conféré par la directive.

B. Le maintien de la diligence raisonnable en présence d’indices de fraude

La protection accordée à l’assujetti de bonne foi n’est cependant pas absolue. La Cour prend soin de nuancer sa position en précisant que cette solution prévaut uniquement lorsque « l’assujetti ne disposait pas d’indices justifiant de soupçonner l’existence d’irrégularités ou de fraude dans la sphère dudit émetteur ». En creux, cela signifie que l’opérateur économique ne peut rester passif face à des éléments qui devraient raisonnablement éveiller son attention. Si le prix est anormalement bas, si les conditions de la transaction sont inhabituelles ou si la réputation du cocontractant est douteuse, l’assujetti se doit de faire preuve d’une prudence accrue. Dans une telle situation, il ne pourrait plus se prévaloir de sa bonne foi s’il n’a pris aucune mesure pour s’assurer de la régularité de l’opération. L’arrêt ne définit pas un catalogue précis de ces indices, laissant une marge d’appréciation aux juridictions nationales. Il trace néanmoins une ligne de partage claire entre la diligence raisonnable attendue de tout opérateur prudent et l’obligation de contrôle généralisée et excessive, que le droit de l’Union ne saurait admettre.

📄 Circulaire officielle

Nos données proviennent de la Cour de cassation (Judilibre), du Conseil d'État, de la DILA, de la Cour de justice de l'Union européenne ainsi que de la Cour européenne des droits de l'Homme.
Hassan KOHEN
Avocat Associé

Hassan Kohen

Avocat au Barreau de Paris • Droit Pénal & Droit du Travail

Maître Kohen, avocat à Paris en droit pénal et droit du travail, accompagne ses clients avec rigueur et discrétion dans toutes leurs démarches juridiques, qu'il s'agisse de procédures pénales ou de litiges liés au droit du travail.

En savoir plus sur Kohen Avocats

Abonnez-vous pour poursuivre la lecture et avoir accès à l’ensemble des archives.

Poursuivre la lecture