Par un arrêt du 21 mai 2015, la Cour de justice de l’Union européenne, statuant sur renvoi préjudiciel, a interprété les dispositions de la directive 2006/126/CE relative au permis de conduire. Cette décision apporte des précisions importantes sur les limites du principe de reconnaissance mutuelle des permis de conduire au sein de l’Union, notamment lorsqu’un conducteur fait l’objet de sanctions sur le territoire de son État de résidence.
En l’espèce, un ressortissant allemand s’était vu retirer son permis de conduire national en 2001. À la suite d’une nouvelle infraction commise en 2004, une juridiction allemande a prononcé, par un jugement du 18 juillet 2005, une interdiction de solliciter la délivrance d’un nouveau permis pour une durée d’un an. L’intéressé a cependant obtenu un permis de conduire en Pologne le 14 septembre 2005, soit postérieurement au prononcé de ce jugement mais avant que celui-ci ne devienne définitif le 14 juillet 2006, date à laquelle la période d’interdiction a formellement débuté. Ayant été contrôlé en Allemagne en 2013 au volant d’un véhicule, des poursuites pénales ont été engagées contre lui pour conduite sans permis. L’Amtsgericht Ansbach l’a condamné le 23 janvier 2014, considérant que le permis polonais n’était pas valide sur le territoire allemand. Saisi en appel, l’Oberlandesgericht Nürnberg a sursis à statuer et a interrogé la Cour de justice.
La question posée à la Cour visait essentiellement à déterminer si une mesure nationale interdisant la délivrance d’un permis de conduire, en lieu et place d’un retrait devenu impossible, devait être assimilée à une « restriction, suspension ou un retrait » au sens de l’article 11, paragraphe 4, de la directive 2006/126. Il s’agissait de savoir si une telle mesure pouvait justifier le refus par un État membre de reconnaître la validité d’un permis de conduire obtenu dans un autre État membre, alors que ce permis avait été délivré avant l’entrée en vigueur formelle de l’interdiction.
La Cour de justice répond par l’affirmative, considérant qu’une telle interdiction de délivrance constitue bien une mesure faisant obstacle à la reconnaissance d’un permis obtenu frauduleusement à l’étranger. Elle juge que la circonstance que le jugement national soit devenu définitif après la délivrance du permis étranger est sans incidence, dès lors que les faits justifiant la sanction étaient antérieurs à cette délivrance. La solution consacre une lecture pragmatique des textes européens, privilégiant l’efficacité des sanctions nationales et la sécurité routière sur une application formaliste du principe de reconnaissance mutuelle.
Il convient d’analyser la manière dont la Cour étend la notion de retrait du permis de conduire pour y inclure des mesures aux effets équivalents (I), avant d’apprécier la portée de cette solution qui renforce la lutte contre le contournement des sanctions nationales (II).
I. L’assimilation de l’interdiction de délivrance à une mesure de retrait
La Cour de justice adopte une interprétation large des conditions permettant à un État membre de déroger au principe de reconnaissance mutuelle. Elle qualifie l’interdiction de délivrance d’un nouveau permis de mesure équivalente à un retrait en se fondant sur une approche téléologique de la directive (A), ce qui la conduit à neutraliser les effets d’un permis obtenu entre le prononcé d’une sanction et son exécution (B).
A. L’interprétation téléologique de la notion de « retrait » du permis de conduire
La Cour écarte une lecture littérale de l’article 11, paragraphe 4, de la directive 2006/126 pour retenir une interprétation fonctionnelle de la notion de retrait. En l’absence de permis à retirer matériellement, l’interdiction d’en obtenir un nouveau produit des effets identiques. La juridiction de renvoi s’interrogeait sur le point de savoir si cette situation, non expressément prévue par le texte, entrait dans son champ d’application. La Cour estime qu’une telle interdiction « doit être considérée comme une mesure de restriction, de suspension ou de retrait au sens de cette disposition ».
Ce raisonnement pragmatique s’appuie sur la finalité même de la directive, qui, selon ses considérants 2 et 15, vise à améliorer la sécurité routière. Admettre une solution contraire reviendrait à créer une inégalité de traitement injustifiée. En effet, comme le souligne la Commission européenne dans ses observations, « les personnes ayant commis des infractions routières sans posséder de permis de conduire seraient mieux traitées que celles ayant commis de telles infractions en étant en possession d’un permis de conduire ». Une telle issue serait manifestement contraire à l’objectif de sécurité publique poursuivi par le législateur de l’Union. L’analyse de la Cour s’inscrit ainsi dans la continuité de sa jurisprudence antérieure, notamment l’arrêt *Apelt* (C-224/10), où elle avait déjà jugé qu’une mesure de rétention pouvait être assimilée à une suspension.
B. L’indifférence du moment de l’entrée en vigueur de la mesure d’interdiction
La Cour de justice précise ensuite que le calendrier procédural national ne saurait faire obstacle à l’application de cette règle. L’argument du prévenu reposait sur le fait que son permis polonais avait été obtenu avant le début de la période d’interdiction, celle-ci n’ayant commencé à courir qu’à la date où le jugement est devenu définitif. La Cour rejette cette approche formaliste en jugeant que la chronologie pertinente est celle des faits et de la décision judiciaire, non celle de l’exécution de la sanction.
Elle établit que deux conditions suffisent : le permis étranger doit avoir été obtenu après le prononcé de la décision de sanction, et les motifs justifiant cette sanction doivent avoir existé à la date de délivrance dudit permis. En l’espèce, les faits (usage d’un permis falsifié) dataient de 2004 et le jugement prononçant l’interdiction du 18 juillet 2005, tandis que le permis polonais n’a été délivré que le 14 septembre 2005. Par conséquent, l’obtention de ce permis visait manifestement à contourner les conséquences d’une sanction déjà décidée. La Cour affirme que la circonstance que l’arrêt « est devenu définitif postérieurement à la délivrance du permis de conduire dans le second État est à cet égard sans incidence ». Cette solution neutralise les manœuvres dilatoires et empêche qu’un individu puisse tirer profit des délais inhérents au fonctionnement de la justice.
Cette jurisprudence, en consolidant les exceptions au principe de reconnaissance mutuelle, réaffirme la prépondérance des impératifs de sécurité routière et de cohérence du système répressif.
II. La confirmation d’une jurisprudence stricte au service de la sécurité routière
La décision s’inscrit dans un courant jurisprudentiel constant visant à concilier la libre circulation des personnes avec la nécessité de garantir la sécurité sur les routes de l’Union. Elle réaffirme la légitimité de l’action de l’État de résidence pour sanctionner les comportements dangereux (A) et renforce par là même les outils de lutte contre le phénomène du « tourisme du permis de conduire » (B).
A. Une solution justifiée par l’objectif de sécurité routière
La Cour rappelle que si la reconnaissance mutuelle des permis de conduire est un pilier de la libre circulation, ce principe n’est pas absolu. L’article 11, paragraphe 4, de la directive 2006/126 constitue une exception justifiée par des raisons impérieuses. En permettant à un État membre de refuser de reconnaître un permis obtenu en fraude de ses propres lois, la Cour préserve la confiance mutuelle sur laquelle repose l’ensemble du système. Sans cette confiance, le principe même de la reconnaissance mutuelle serait vidé de sa substance.
La solution retenue est directement inspirée de l’arrêt *Weber* (C-1/07), que la Cour cite implicitement. Dans cette affaire, elle avait déjà admis qu’un État membre puisse refuser de reconnaître un permis obtenu à l’étranger par une personne faisant l’objet sur son territoire d’une mesure de retrait, même si cette mesure avait été prononcée après la délivrance du nouveau permis. La présente décision étend cette logique à une situation factuelle légèrement différente, mais identique dans son esprit. La Cour prévient ainsi le risque qu’imposer la reconnaissance du permis polonais « conduirait à inciter les auteurs d’infractions sur le territoire d’un État membre […] à se rendre dans un autre État membre afin d’obtenir un nouveau permis et ainsi d’échapper aux conséquences administratives ou pénales desdites infractions ».
B. Le renforcement de la lutte contre le « tourisme du permis de conduire »
Au-delà du cas d’espèce, la portée de l’arrêt est significative. Elle confirme que l’État membre de résidence normale reste compétent pour appliquer sa propre législation en matière de retrait, de suspension ou de restriction du droit de conduire. Cette compétence inclut le pouvoir de refuser la validité sur son territoire d’un titre obtenu dans un autre État membre lorsque les conditions d’obtention de ce titre sont entachées d’une fraude à la loi nationale. La décision constitue un signal clair à l’encontre des individus qui chercheraient à exploiter les différences entre les systèmes juridiques nationaux pour échapper aux sanctions.
En validant l’approche des autorités allemandes, la Cour renforce l’arsenal des États membres face au phénomène du « tourisme du permis de conduire », qui consiste pour un conducteur sanctionné dans son pays à obtenir un nouveau titre dans un État moins regardant. La solution adoptée garantit que les mesures prises pour écarter de la circulation les conducteurs dangereux conservent leur pleine efficacité. Elle réaffirme que la libre circulation ne saurait être invoquée pour couvrir des agissements qui compromettent la sécurité routière, objectif fondamental de la politique commune des transports.