Cour de justice de l’Union européenne, le 21 mai 2015, n°C-657/13

Par un arrêt en date du 21 mai 2015, la Cour de justice de l’Union européenne s’est prononcée sur la compatibilité d’une législation fiscale nationale instaurant une imposition de sortie, ou « exit tax », avec la liberté d’établissement garantie par le Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne. En l’espèce, une société de droit allemand avait transféré des actifs incorporels, constitués de droits de brevet, de marques et de modèles, à son établissement stable situé aux Pays-Bas. L’administration fiscale allemande a considéré que cette opération constituait un fait générateur de l’imposition des plus-values latentes afférentes à ces actifs, calculées à leur valeur de marché au moment du transfert. Cependant, en application d’une mesure d’équité, elle a autorisé la société à étaler le paiement de l’impôt correspondant sur une période de dix années. La société a contesté ce redressement, soutenant qu’une telle imposition immédiate, même assortie d’un échelonnement, créait une restriction non justifiée à sa liberté d’établissement. Saisie du litige, la juridiction financière de Düsseldorf a décidé de poser une question préjudicielle à la Cour de justice. Il s’agissait de déterminer si l’article 49 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à une réglementation d’un État membre qui, lors du transfert d’actifs d’une société vers son établissement stable situé dans un autre État membre, prévoit l’imposition des plus-values latentes générées sur son territoire, avec une possibilité de recouvrement échelonné sur dix ans. La Cour a jugé qu’une telle réglementation n’était pas contraire au droit de l’Union. Cette solution, qui s’inscrit dans le prolongement d’une jurisprudence établie, clarifie les conditions dans lesquelles un État membre peut préserver ses droits fiscaux (I), tout en définissant les limites imposées par le principe de proportionnalité (II).

I. La consécration d’une restriction justifiée à la liberté d’établissement

La Cour de justice reconnaît que la législation allemande constitue une restriction à la liberté d’établissement (A), mais elle admet sa justification au nom de la nécessité de préserver la répartition du pouvoir d’imposition entre les États membres (B).

A. L’identification d’une entrave résultant de la différence de traitement fiscal

La Cour constate d’abord que la réglementation en cause au principal instaure une différence de traitement entre les transferts d’actifs purement internes et les transferts transfrontaliers. En effet, un transfert similaire d’actifs entre deux établissements situés sur le territoire allemand n’aurait déclenché aucune imposition immédiate, les plus-values n’étant taxées qu’au moment de leur réalisation effective, par exemple lors d’une cession à un tiers. En revanche, le transfert d’actifs vers un établissement stable situé dans un autre État membre entraîne la constatation et l’imposition des plus-values latentes.

Cette divergence de traitement est susceptible de dissuader une société d’exercer sa liberté d’établissement, car elle crée un désavantage de trésorerie. La Cour rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle « doivent être considérées comme des restrictions à la liberté d’établissement toutes les mesures qui interdisent, gênent ou rendent moins attrayant l’exercice de cette liberté ». Le fait de devoir s’acquitter d’un impôt sur une plus-value non encore réalisée, même de manière échelonnée, rend l’opération de transfert vers un autre État membre moins attractive qu’une opération purement nationale. Partant, la Cour qualifie sans équivoque la mesure de restriction à l’article 49 du Traité.

Toutefois, une telle restriction peut être admise si elle poursuit un objectif d’intérêt général reconnu par le droit de l’Union et si elle est proportionnée à cet objectif.

B. La légitimation de l’imposition au nom de la répartition du pouvoir fiscal

La Cour admet que la restriction identifiée est justifiée par une raison impérieuse d’intérêt général, à savoir « la préservation de la répartition du pouvoir d’imposition entre les États membres ». Cet objectif, reconnu de longue date par la jurisprudence, permet à un État membre de protéger sa base fiscale. Conformément au principe de territorialité fiscale, l’Allemagne est en droit de taxer les plus-values générées sur son territoire tant que les actifs concernés relevaient de sa compétence fiscale.

Le transfert des actifs vers un établissement stable aux Pays-Bas a pour effet de faire sortir ces actifs du champ de la souveraineté fiscale allemande. En vertu de la convention de prévention de la double imposition applicable, le droit d’imposer les bénéfices futurs de cet établissement, y compris les plus-values qui seront réalisées lors de la cession ultérieure des actifs, appartient aux Pays-Bas. Dans ce contexte, la Cour juge que l’État membre d’origine est « en droit d’imposer, au moment de ce transfert, les plus-values générées sur son territoire antérieurement audit transfert ». L’imposition de sortie apparaît ainsi comme une mesure propre à garantir que les plus-values constituées sous sa juridiction ne lui échappent pas définitivement.

La reconnaissance du bien-fondé de l’imposition de sortie ne dispense cependant pas d’en examiner la proportionnalité, point central de l’appréciation de la Cour.

II. L’encadrement de l’imposition de sortie par le prisme de la proportionnalité

La Cour examine si les modalités de mise en œuvre de l’imposition, et plus précisément son recouvrement, ne vont pas au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre l’objectif poursuivi. Elle valide ainsi le principe d’un recouvrement échelonné (A), confirmant par là une approche pragmatique visant à concilier les prérogatives des États et les libertés économiques (B).

A. La validation du recouvrement échelonné comme modalité proportionnée

L’élément décisif de l’analyse de proportionnalité réside dans les modalités de recouvrement de l’impôt. La Cour a déjà jugé par le passé qu’une imposition immédiate et intégrale des plus-values latentes lors du transfert d’actifs était disproportionnée, car elle impose une charge de trésorerie excessive au contribuable. Elle a ainsi exigé que le contribuable se voie offrir le choix entre le paiement immédiat et un paiement différé de l’impôt, lequel ne deviendrait exigible qu’au moment de la réalisation effective des plus-values.

Dans la présente affaire, la législation allemande ne propose pas un report de paiement jusqu’à la cession, mais un échelonnement fixe sur une période de dix ans. La Cour estime que cette modalité est compatible avec les exigences du droit de l’Union. Elle se réfère notamment à une décision antérieure dans laquelle elle avait jugé qu’un recouvrement échelonné sur cinq ans constituait une mesure proportionnée. Elle en déduit logiquement qu’un échelonnement sur dix ans, plus favorable au contribuable, doit a fortiori être considéré comme tel. La Cour conclut qu’« [u]n recouvrement échelonné de l’impôt sur les plus-values latentes sur dix annuités […] ne peut, dès lors, qu’être considéré […] comme une mesure proportionnée pour atteindre ledit objectif ». Cette solution valide donc une alternative au sursis de paiement jusqu’à la réalisation, offrant ainsi aux États membres une certaine flexibilité dans l’aménagement de leurs régimes d’imposition de sortie.

Au-delà de cette solution d’espèce, l’arrêt confirme une ligne jurisprudentielle pragmatique cherchant à équilibrer les intérêts en présence.

B. La portée de la solution pour la conciliation des prérogatives fiscales et des libertés économiques

Cet arrêt s’inscrit dans une construction jurisprudentielle visant à trouver un équilibre entre la souveraineté fiscale des États membres et l’effectivité des libertés de circulation. D’une part, la Cour réaffirme avec constance que les États membres ne doivent pas renoncer à leur droit d’imposer la valeur économique créée sur leur territoire. La liberté d’établissement ne saurait être interprétée comme un instrument permettant aux entreprises d’effacer les plus-values latentes en déplaçant simplement leurs actifs au sein de l’Union.

D’autre part, elle encadre strictement les modalités de perception de cet impôt pour que la charge fiscale ne devienne pas une barrière prohibitive à la mobilité transfrontalière. En validant un recouvrement échelonné sur une longue période, la Cour propose un compromis pratique. L’État membre d’origine sécurise sa créance fiscale en la liquidant au moment du transfert, tout en atténuant la charge de trésorerie pour l’entreprise, qui n’est pas contrainte de s’acquitter immédiatement d’une dette fiscale sur un gain purement comptable. Cette approche permet de préserver l’exercice de la liberté d’établissement sans pour autant créer une situation propice à l’érosion des bases d’imposition nationales.

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Hassan KOHEN
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