Cour de justice de l’Union européenne, le 21 mai 2024, n°C-663/17

Par un arrêt du 6 mai 2021, la Cour de justice de l’Union européenne, réunie en grande chambre, a statué sur les pourvois formés contre une ordonnance du Tribunal de l’Union européenne du 12 septembre 2017. Cette ordonnance portait sur la recevabilité d’un recours en annulation introduit par un établissement de crédit et ses actionnaires contre une décision de la Banque centrale européenne retirant l’agrément dudit établissement. L’affaire soulevait des questions fondamentales relatives, d’une part, au droit à une protection juridictionnelle effective d’une société en liquidation et, d’autre part, aux conditions de recevabilité du recours des actionnaires.

En l’espèce, sur proposition de l’autorité de surveillance compétente d’un État membre, la Banque centrale européenne a adopté une décision retirant l’agrément d’un établissement de crédit. Saisie par cette même autorité nationale, une juridiction de cet État membre a ordonné la mise en liquidation de l’établissement et a désigné un liquidateur qui avait été proposé par ladite autorité. Ce liquidateur a ensuite révoqué tous les mandats accordés par les anciens organes de direction de l’établissement, y compris celui confié à un avocat pour contester la décision de retrait d’agrément. L’établissement de crédit et ses actionnaires ont néanmoins introduit un recours en annulation contre cette décision devant le Tribunal de l’Union européenne.

Par une ordonnance du 12 septembre 2017, le Tribunal a, d’une part, constaté un non-lieu à statuer sur le recours de l’établissement de crédit, jugeant que le mandat de son avocat avait été valablement révoqué par le liquidateur. D’autre part, il a rejeté l’exception d’irrecevabilité soulevée par la Banque centrale européenne à l’encontre des actionnaires, estimant que ceux-ci étaient directement et individuellement concernés par la décision litigieuse. Trois pourvois ont été formés devant la Cour de justice : un par la Banque centrale européenne et un par la Commission européenne, contestant la recevabilité du recours des actionnaires, et un par l’établissement de crédit et ses actionnaires, contestant le non-lieu à statuer.

La Cour de justice était ainsi confrontée à une double problématique. D’une part, il s’agissait de déterminer si un établissement de crédit, placé en liquidation, peut valablement contester la décision ayant provoqué cette liquidation lorsque le liquidateur, dont la nomination est liée à l’autorité à l’origine de la sanction, s’y oppose. D’autre part, la Cour devait préciser si les actionnaires de cet établissement disposaient de la qualité pour agir contre une telle décision.

À ces questions, la Cour de justice a apporté une réponse nuancée. Elle a jugé que le droit à une protection juridictionnelle effective, garanti par l’article 47 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, s’opposait à ce que le liquidateur, en situation de conflit d’intérêts, puisse priver l’établissement de crédit de son droit de recours. En revanche, elle a estimé que les actionnaires n’étaient pas directement concernés par la décision de retrait d’agrément, leur recours étant par conséquent irrecevable. L’arrêt consacre ainsi une protection juridictionnelle étendue pour la personne morale directement visée par l’acte (I), tout en maintenant une conception stricte des conditions de recevabilité pour ses actionnaires (II).

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**I. La garantie du droit au recours de l’établissement de crédit en dépit de sa mise en liquidation**

La Cour de justice a annulé l’ordonnance du Tribunal en ce qu’elle prononçait un non-lieu à statuer sur le recours de l’établissement de crédit. Pour ce faire, elle a écarté une application littérale du droit national au profit d’une lecture substantielle du droit à une protection juridictionnelle effective (A), en sanctionnant la situation de conflit d’intérêts dans laquelle se trouvait le liquidateur (B).

**A. Le dépassement d’une approche formaliste de la représentation en justice**

Devant le Tribunal, la question de la représentation de l’établissement de crédit avait été tranchée par une analyse du droit national. Le Tribunal avait estimé que le liquidateur détenait légalement le pouvoir de révoquer le mandat de l’avocat, rendant de ce fait la société non représentée. La Cour de justice censure ce raisonnement, considérant qu’il ne suffit pas pour clore le débat. Elle affirme que la reconnaissance d’une telle révocation par le juge de l’Union ne saurait être admise si elle porte atteinte au droit à une protection juridictionnelle effective. Ainsi, la Cour rappelle que l’autonomie procédurale des États membres trouve sa limite dans le respect des droits fondamentaux de l’Union.

En l’occurrence, le fait que « le liquidateur disposait, en vertu du droit letton, du pouvoir de révoquer le mandat délivré à l’avocat » ne constitue pas un argument suffisant. La Cour se livre à un contrôle de conventionalité de l’application du droit national, non pas dans l’abstrait, mais au regard de ses conséquences concrètes sur l’exercice d’un droit fondamental. Cette approche pragmatique permet de garantir que le droit d’accès à un tribunal, pierre angulaire de l’Union de droit, ne devienne pas théorique ou illusoire. La Cour refuse de s’en tenir à la lettre des textes nationaux pour s’attacher à l’esprit d’une garantie fondamentale du droit de l’Union, ce qui l’amène à identifier un vice majeur dans la situation du liquidateur.

**B. La sanction du conflit d’intérêts comme obstacle à une protection juridictionnelle effective**

Le cœur du raisonnement de la Cour repose sur l’identification d’un conflit d’intérêts manifeste. Elle relève que le liquidateur a été nommé sur proposition de l’autorité nationale qui avait elle-même demandé à la Banque centrale européenne de retirer l’agrément. De plus, cette même autorité pouvait demander la révocation du liquidateur s’il perdait sa confiance. Pour la Cour, cette double dépendance crée une situation où le liquidateur ne peut raisonnablement être considéré comme un défenseur impartial des intérêts de la société contre une décision que son propre « parrain » a initiée.

La Cour souligne que « le liquidateur se trouve dans une situation de conflit d’intérêts en raison du fait que la contestation, devant les juridictions de l’Union, du retrait de l’agrément de la personne morale qu’il représente pourrait l’amener, contrairement à cette mission, à priver de tout fondement juridique la procédure de liquidation de cette personne ». Confier à ce liquidateur la responsabilité d’un recours reviendrait donc à vider le droit à une protection juridictionnelle effective de sa substance. En s’appuyant sur la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, la Cour de justice confirme que le droit au recours doit être concret et effectif, ce qui exclut qu’il soit exercé par un représentant dont les intérêts sont objectivement contraires à ceux de la partie qu’il représente.

**II. Le maintien d’une interprétation restrictive de la qualité pour agir des actionnaires**

Si la Cour a fait prévaloir une vision protectrice pour l’établissement de crédit, elle a adopté une position beaucoup plus rigoureuse concernant ses actionnaires. Elle a annulé la décision du Tribunal qui avait jugé leur recours recevable, en rappelant que les simples répercussions économiques d’un acte ne suffisent pas à établir un lien direct (A) et en opérant une distinction stricte entre l’acte de l’Union et ses conséquences en droit national (B).

**A. L’insuffisance des répercussions économiques pour caractériser l’affectation directe**

Le Tribunal avait jugé les actionnaires directement concernés en raison de « l’intensité » des effets de la décision de retrait d’agrément, laquelle rendait « illusoire » leur droit de percevoir des dividendes et « essentiellement formel » leur droit de vote. La Cour de justice censure cette analyse comme étant entachée d’une erreur de droit. Elle rappelle la jurisprudence constante selon laquelle la condition d’affectation directe de l’article 263, quatrième alinéa, du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, exige que l’acte contesté produise directement des effets sur la *situation juridique* du requérant.

La Cour estime que « le Tribunal a, à tort, pris en considération les effets non pas juridiques, mais économiques de la décision litigieuse sur la situation des actionnaires ». En effet, la décision de retrait d’agrément a affecté la situation juridique de la société elle-même, seule titulaire de l’agrément. Les droits des actionnaires, tels que le droit de vote ou le droit aux dividendes, n’ont pas été juridiquement modifiés par l’acte de la Banque centrale européenne, même si leur valeur économique a été anéantie. Cet arrêt réaffirme donc avec force que l’affectation directe s’apprécie au regard d’un changement dans le patrimoine juridique du requérant, et non au regard des conséquences financières, aussi graves soient-elles.

**B. La dissociation entre la décision de l’Union et les mesures d’application nationales**

Les actionnaires soutenaient que leur situation juridique avait bien été modifiée par la mise en liquidation, conséquence directe et automatique du retrait de l’agrément. La Cour rejette cet argument en soulignant que la mise en liquidation, bien qu’elle découle matériellement du retrait d’agrément, a été décidée par une juridiction nationale sur le fondement du droit national. Il ne s’agit donc pas d’une mise en œuvre « purement automatique et découlant de la seule réglementation de l’Union », mais de l’application « d’autres règles intermédiaires ».

Cette distinction est cruciale. Pour que l’affectation directe soit reconnue, l’acte de l’Union doit produire ses effets sans l’interposition d’une mesure nationale impliquant un pouvoir d’appréciation. Ici, la liquidation, bien que prévisible, résultait d’une procédure nationale distincte. En conséquence, les effets juridiques découlant de la liquidation ne pouvaient être imputés directement à la décision de la Banque centrale européenne. Cette solution confirme la jurisprudence traditionnelle de la Cour, qui préserve une séparation nette entre la personnalité juridique de la société et celle de ses actionnaires, limitant ainsi considérablement la possibilité pour ces derniers de contester les décisions adressées à la société qu’ils détiennent.

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Hassan KOHEN
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