Par un arrêt rendu sur renvoi préjudiciel, la Cour de justice de l’Union européenne a précisé les conditions temporelles d’application d’une décision de la Commission déclarant une aide d’État incompatible avec le marché intérieur. L’affaire concernait une entreprise du secteur de la meunerie ayant sollicité le bénéfice d’une subvention à l’investissement en vertu d’une loi allemande de 1996. Cette entreprise avait pris une décision d’investissement ferme à une date où le régime d’aide était encore en vigueur, mais la livraison des biens, condition nécessaire à l’octroi de la subvention selon le droit national, n’était intervenue qu’après la date butoir fixée par la Commission pour la suppression de ladite aide.
L’administration fiscale allemande avait refusé la subvention en se fondant sur une modification législative nationale mettant le droit interne en conformité avec la décision européenne. Saisie du litige, l’entreprise requérante soutenait que cette application de la loi portait atteinte à sa confiance légitime, la décision d’investir ayant été prise sur la foi de la législation alors applicable. Le Finanzgericht des Landes Sachsen-Anhalt, confronté à cette difficulté, a saisi la Cour de justice d’une question préjudicielle. Il s’agissait de déterminer si la décision de la Commission s’opposait à l’octroi d’aides lorsque la décision d’investissement était antérieure à l’interdiction, mais que les conditions de versement prévues par le droit national n’étaient remplies qu’ultérieurement. La question posée revenait donc à s’interroger sur la marge de manœuvre laissée à l’État membre pour protéger la confiance légitime des investisseurs et sur la définition du moment où une aide doit être considérée comme « accordée » au sens du droit de l’Union.
La Cour a jugé que la décision de la Commission imposait une interdiction inconditionnelle d’octroyer l’aide après la date fixée. Elle a précisé qu’il revenait à la juridiction nationale de définir le moment de l’octroi de l’aide selon son droit interne, tout en veillant à ne pas contourner l’interdiction européenne. La Cour a également rappelé que le principe de protection de la confiance légitime ne pouvait être invoqué par un opérateur économique diligent après la publication de la décision d’ouvrir la procédure formelle d’examen.
L’analyse de la décision révèle une application rigoureuse du droit des aides d’État, qui encadre strictement la notion d’aide accordée (I), tout en limitant considérablement la protection que les opérateurs économiques peuvent tirer du principe de confiance légitime (II).
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I. L’application inconditionnelle de la décision de la Commission et la détermination du moment de l’octroi de l’aide
La Cour de justice clarifie l’étendue de l’interdiction prononcée par la Commission en soulignant son caractère absolu (A), tout en renvoyant au juge national la tâche de déterminer le fait générateur de l’aide, sous le contrôle du droit de l’Union (B).
A. Le caractère absolu de l’interdiction d’octroyer l’aide
La solution de la Cour repose sur une interprétation stricte de la décision de la Commission, laquelle ne prévoyait aucune mesure transitoire. La Cour relève ainsi que le délai de deux mois accordé à l’État membre visait uniquement à lui permettre de modifier ou d’abroger le régime d’aide non compatible, et non à autoriser de nouvelles aides. Cette approche confirme que l’objectif principal du droit des aides d’État est de garantir le fonctionnement non faussé du marché intérieur, primant sur les situations individuelles des entreprises.
L’arrêt énonce clairement que « l’interdiction d’accorder, après le 2 septembre 1998, des aides relatives à des investissements concernant la meunerie est inconditionnelle ». Cette affirmation péremptoire ne laisse aucune place à une application modulée ou progressive de l’interdiction. En l’absence de régime transitoire explicitement autorisé par la Commission, aucune aide ne peut être légalement versée après la date butoir, indépendamment des engagements pris antérieurement par les investisseurs. La décision de la Commission opère donc comme une césure temporelle nette, marquant la fin de la légalité du régime d’aide.
B. Le renvoi au droit national pour la définition du fait générateur de l’aide
Si l’interdiction est absolue, la Cour rappelle que la détermination du moment précis où une aide est « accordée » relève de la compétence des juridictions nationales, sur la base de leur propre droit. Elle précise qu’« il appartient à la juridiction de renvoi de déterminer, sur la base du droit national applicable, le moment où ladite aide doit être considérée comme accordée ». Cette répartition des compétences est classique dans le cadre du renvoi préjudiciel, la Cour de justice fixant le cadre d’interprétation du droit de l’Union et laissant au juge national le soin de l’appliquer aux faits de l’espèce.
Toutefois, cette autonomie procédurale et substantielle de l’État membre trouve une limite fondamentale dans le principe d’effectivité du droit de l’Union. La Cour avertit la juridiction de renvoi qu’elle doit veiller à ce que l’interdiction « ne soit pas contournée ». Ainsi, une interprétation du droit national qui considérerait l’aide comme accordée dès la simple décision d’investissement de l’entreprise, alors que d’autres conditions légales comme la livraison du bien ne sont pas remplies, serait contraire à l’objectif de la décision de la Commission. La Cour guide donc l’interprétation du juge national en invalidant par avance une lecture qui viderait de sa substance l’interdiction prononcée.
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L’interprétation rigoureuse retenue par la Cour quant à l’application temporelle de la décision de la Commission a des conséquences directes sur la protection que peuvent espérer les opérateurs économiques. Elle conduit à une appréciation restrictive de la confiance légitime en matière d’aides d’État.
II. La portée limitée du principe de protection de la confiance légitime en matière d’aides d’État
La Cour de justice réaffirme sa jurisprudence constante selon laquelle la protection de la confiance légitime est conditionnée à la diligence de l’opérateur économique (A), ce qui a pour effet de neutraliser la portée des actes administratifs et des dispositions législatives internes qui seraient contraires au droit de l’Union (B).
A. L’exclusion de la confiance légitime pour l’opérateur économique diligent
Le principe de protection de la confiance légitime constitue un principe général du droit de l’Union. Cependant, son invocation est subordonnée à des conditions strictes, notamment en matière d’aides d’État. La Cour rappelle qu’un opérateur économique ne peut légitimement se fier à la pérennité d’un régime d’aide dès lors que la Commission a ouvert une procédure formelle d’examen, dont la publication au Journal officiel vaut avertissement pour tous.
Dans cet arrêt, la Cour souligne que la décision d’ouvrir la procédure avait été publiée le 5 février 1997. À compter de cette date, tout doute sur la compatibilité de l’aide était public et un opérateur prudent et avisé ne pouvait plus ignorer le risque de voir le régime d’aide supprimé. La Cour juge qu’« un opérateur économique diligent ne peut donc plus, à partir de ce moment, se fier à la pérennité de cette aide ». Par conséquent, la prise d’une décision d’investissement après cette publication s’effectue aux risques et périls de l’investisseur, qui ne peut plus ensuite se prévaloir d’une quelconque confiance légitime pour obtenir le bénéfice de l’aide.
B. La neutralisation des dispositions nationales et des actes administratifs internes
La primauté du droit de l’Union implique que les dispositions nationales contraires doivent être écartées. L’arrêt illustre parfaitement ce principe en rendant inopérantes les circonstances de droit interne invoquées par l’entreprise requérante. Ni la législation initiale sur les subventions, ni le moment de son amendement par le législateur allemand, ni même la communication administrative du ministère fédéral des Finances ne peuvent faire échec à l’application directe de la décision de la Commission.
La Cour juge en effet que la publication d’une lettre ministérielle dans une revue officielle nationale est « sans pertinence aux fins de l’appréciation de l’existence d’une confiance légitime ». Cette affirmation démontre que le seul calendrier pertinent pour l’appréciation de la confiance légitime est celui de la procédure menée par la Commission européenne. La solution consacre ainsi la pleine effectivité des règles de concurrence de l’Union, en empêchant les États membres et les opérateurs économiques de se prévaloir de situations de droit interne pour contourner les interdictions relatives aux aides d’État.