Par un arrêt rendu sur renvoi préjudiciel de l’Înalta Curte de Casaţie şi Justiţie (Haute Cour de cassation et de justice, Roumanie), la Cour de justice de l’Union européenne a précisé l’étendue de la marge d’appréciation des États membres dans la mise en œuvre du règlement (CE) n° 853/2004 fixant des règles spécifiques d’hygiène applicables aux denrées alimentaires d’origine animale.
En l’espèce, une société du secteur alimentaire a contesté devant les juridictions roumaines la légalité d’un arrêté national qui définissait les conditions d’exemption de l’agrément sanitaire vétérinaire pour la vente au détail de denrées alimentaires. Cet arrêté transposait en droit interne les dérogations prévues par le règlement européen, notamment pour les activités qualifiées de « marginales, localisées et restreintes ». L’entreprise requérante soutenait que la réglementation nationale, en interprétant la notion d’activité « localisée » comme pouvant s’étendre à l’ensemble du territoire national, excédait les limites fixées par le droit de l’Union.
Saisie en première instance, la Curtea de Apel București (cour d’appel de Bucarest) a rejeté le recours par une décision du 4 décembre 2019. La société a alors formé un pourvoi devant la Haute Cour de cassation et de justice. Cette dernière, confrontée à une difficulté d’interprétation du droit de l’Union, a sursis à statuer et a posé plusieurs questions préjudicielles à la Cour de justice. Il était principalement demandé si un État membre peut, dans sa législation nationale, adopter une définition de la notion d’« activité localisée » qui s’écarte des indications fournies par le préambule du règlement européen.
La Cour de justice de l’Union européenne a répondu que l’article 1er, paragraphe 5, sous b), ii), du règlement, lu à la lumière de son considérant 13, s’oppose à une réglementation nationale qui définit l’activité « localisée » comme pouvant inclure des fournitures sur l’ensemble du territoire national. Une telle définition excède en effet la notion de « voisinage immédiat » visée par le texte européen et limite indûment la portée du règlement.
Cette décision conduit à examiner la manière dont la Cour encadre la marge d’appréciation des États membres (I), avant d’analyser les conséquences de cette interprétation sur l’autonomie normative nationale en matière de sécurité alimentaire (II).
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I. La clarification de la marge d’appréciation nationale dans la définition des dérogations
La Cour de justice, en se prononçant sur la latitude laissée aux États membres, adopte une interprétation stricte de la dérogation permise par le règlement (A), tout en réaffirmant la valeur interprétative des considérants d’un acte de l’Union (B).
A. L’interprétation stricte de la notion d’« activité localisée »
Le règlement n° 853/2004 exclut de son champ d’application le commerce de détail, sauf si celui-ci fournit des denrées d’origine animale à un autre établissement. Dans ce cas, une dérogation à l’obligation d’agrément est possible si l’activité est « marginale, localisée et restreinte ». La législation roumaine avait défini la notion d’activité « localisée » comme une fourniture s’étendant « sur l’ensemble du territoire national ». La Cour censure cette approche extensive, considérant qu’elle « va manifestement au-delà d’une fourniture dans le voisinage immédiat ».
En effet, le juge de l’Union oppose la portée géographique quasi illimitée de la définition nationale à celle, beaucoup plus restreinte, de « voisinage immédiat » suggérée par le considérant 13 du règlement. En jugeant ces deux notions incompatibles, la Cour refuse qu’une dérogation conçue pour des échanges de proximité soit étendue au point de couvrir des flux commerciaux à l’échelle d’un pays entier. Une telle extension dénaturerait l’exception et affaiblirait le régime d’agrément, qui constitue la règle. L’analyse de la Cour est donc avant tout finaliste : elle vise à préserver l’objectif du règlement en limitant strictement les cas où les opérateurs peuvent se soustraire à l’obligation d’agrément. La décision rappelle ainsi que les dérogations, en droit de l’Union, sont d’interprétation stricte et ne sauraient être utilisées pour contourner les objectifs principaux d’un texte.
B. La force interprétative reconnue au préambule du règlement
Pour parvenir à cette conclusion, la Cour s’appuie de manière décisive sur le considérant 13 du règlement. Elle rappelle à ce titre une jurisprudence constante selon laquelle « le préambule d’un acte de l’Union est susceptible de préciser le contenu des dispositions de cet acte et que les considérants d’un tel acte constituent des éléments d’interprétation importants ». Cet attendu confère au préambule une fonction essentielle, celle d’éclairer la volonté du législateur de l’Union et de guider l’interprétation des articles du règlement.
En l’espèce, le considérant 13 précise explicitement que l’approvisionnement constituant une activité localisée doit s’effectuer dans le « voisinage immédiat » de l’établissement fournisseur. La Cour juge que cette précision, bien que figurant dans une partie non normative de l’acte, encadre la marge d’appréciation reconnue aux États membres. Elle distingue d’ailleurs les passages impératifs du considérant de ceux qui laissent une faculté d’appréciation. La formulation impérative relative à la notion d’activité « localisée » oblige ainsi les États membres à respecter cette définition lorsqu’ils mettent en œuvre le règlement. En consacrant la force contraignante de cette partie du préambule, la Cour en fait une véritable clé de lecture qui s’impose aux autorités nationales et empêche toute interprétation qui viderait la règle de sa substance.
En précisant le sens de la dérogation, la Cour réaffirme plus largement les principes encadrant l’articulation entre le droit de l’Union et les législations nationales.
II. La portée de la décision sur l’autonomie des États membres en matière de droit dérivé
La solution retenue par la Cour a des implications importantes pour les États membres, en rappelant les limites inhérentes à la mise en œuvre des règlements (A) et en consolidant l’objectif de protection de la santé publique poursuivi par le législateur de l’Union (B).
A. Le rappel des limites à la transposition des règlements européens
L’arrêt souligne un principe fondamental du droit de l’Union : l’applicabilité directe des règlements. La Cour rappelle que, si les États membres peuvent prendre des mesures d’application, ils ne doivent ni entraver l’applicabilité directe du règlement, ni « dissimuler sa nature d’acte de droit de l’Union ». Surtout, la Cour précise que les États membres « ne sauraient, sauf disposition contraire, restreindre le champ d’application d’un règlement et, ce faisant, limiter la portée des obligations prévues par celui-ci ».
Appliquée au cas d’espèce, cette règle signifie que la législation roumaine a illégalement réduit la portée du règlement n° 853/2004. En élargissant la dérogation relative à l’activité « localisée », la réglementation nationale a exempté de l’obligation d’agrément des opérateurs qui, selon le droit de l’Union, auraient dû y être soumis. Ce faisant, l’État membre n’a pas simplement mis en œuvre le règlement, il en a modifié le champ d’application. Une telle pratique est proscrite car elle compromet l’uniformité du droit de l’Union et crée des distorsions entre les opérateurs économiques des différents États membres. L’arrêt constitue donc une réaffirmation claire de la primauté et de l’effet direct du règlement, limitant l’autonomie normative des États à une simple exécution fidèle des dispositions européennes.
B. La consolidation de l’obligation d’agrément pour la protection de la santé publique
Au-delà de la question technique de l’interprétation d’une dérogation, la décision de la Cour renforce l’objectif central du règlement : la protection de la santé publique. La Cour prend soin de rappeler que « les procédures d’agrément visent à assurer un niveau élevé de protection de la santé publique ». L’obligation d’agrément, qui implique des contrôles et le respect de normes d’hygiène strictes, est le principal outil pour garantir la sécurité des denrées alimentaires d’origine animale mises sur le marché.
En censurant une réglementation nationale qui affaiblit ce dispositif, la Cour garantit que le niveau de protection voulu par le législateur de l’Union ne soit pas compromis par des mesures nationales trop laxistes. La solution retenue a pour effet pratique de soumettre un plus grand nombre d’établissements au régime d’agrément, conformément à l’esprit du règlement. Elle préserve ainsi l’intégrité du système de sécurité alimentaire de l’Union, qui repose sur des règles harmonisées et rigoureuses. En définitive, cet arrêt illustre la manière dont l’interprétation juridique, même sur un point technique, est directement connectée à des objectifs politiques et sociaux fondamentaux, en l’occurrence la protection de la santé de tous les consommateurs européens.