L’arrêt rendu par la Cour de justice de l’Union européenne le 21 mars 2024 s’inscrit dans le cadre d’un litige concernant l’indemnisation d’un dommage survenu lors d’un transport international de marchandises. Un contrat de transport conclu entre un expéditeur et un transporteur prévoyait une clause attributive de juridiction au profit des tribunaux lituaniens. Suite à un vol partiel des marchandises, l’assureur de l’expéditeur a indemnisé ce dernier puis a entendu se retourner contre le transporteur. Toutefois, le transporteur a saisi en premier lieu une juridiction néerlandaise d’une action en limitation de sa responsabilité. Cette juridiction a écarté l’exception d’incompétence soulevée par l’assureur, jugeant la clause attributive de juridiction nulle au regard des dispositions de la Convention relative au contrat de transport international de marchandises par route (CMR). Parallèlement, l’assureur a intenté une action récursoire en Lituanie, mais les juridictions lituaniennes ont sursis à statuer puis ont rejeté la demande en reconnaissant l’autorité de la décision néerlandaise devenue définitive entre-temps. Saisie d’un pourvoi, la Cour suprême de Lituanie a interrogé la Cour de justice sur la compatibilité de ce mécanisme avec le droit de l’Union. La question posée était essentiellement de savoir si un État membre peut refuser de reconnaître une décision d’une juridiction d’un autre État membre lorsque celle-ci a méconnu une clause attributive de juridiction en application d’une convention particulière comme la CMR. Dans sa réponse, la Cour de justice a jugé que le règlement (UE) n° 1215/2012 ne permet pas de refuser la reconnaissance d’une telle décision, ni au titre de l’ordre public, ni en étendant les cas de contrôle de la compétence de la juridiction d’origine.
La solution clarifie l’articulation entre les conventions particulières et le droit commun européen de la reconnaissance des décisions, en consacrant une application stricte des règles du règlement Bruxelles I bis (I). Cette approche conduit à faire prévaloir le principe de libre circulation des jugements sur la volonté des parties, affirmant ainsi la primauté de la confiance mutuelle au sein de l’espace judiciaire européen (II).
I. Une application stricte des conditions de reconnaissance des jugements
La Cour de justice conforte la place des conventions spéciales dans la détermination de la compétence judiciaire (A) tout en appliquant de manière restrictive les motifs de refus de reconnaissance prévus par le règlement (B).
A. La compétence de la juridiction d’origine appréciée au regard de la convention spéciale
Le règlement n° 1215/2012 ménage, en son article 71, une place aux conventions réglant dans des matières particulières la compétence judiciaire, la reconnaissance ou l’exécution des décisions. La CMR, qui s’appliquait au litige au principal, constitue une telle convention. La Cour rappelle que, conformément à sa jurisprudence, les dispositions de cette convention priment sur celles du règlement en matière de compétence juridictionnelle. Dans l’affaire d’espèce, la juridiction néerlandaise avait fondé sa compétence sur une interprétation de l’article 31 de la CMR, estimant que la clause attributive de juridiction y dérogeait et devait être réputée nulle.
L’article 31 de la CMR offre en effet au demandeur une option de compétence entre plusieurs fors, et il est admis qu’une clause contractuelle ne peut restreindre ce choix. Le raisonnement de la juridiction d’origine, bien que potentiellement discutable sur le fond, reposait donc sur le texte même de la convention spéciale applicable. La Cour de justice prend acte de cette situation sans remettre en cause l’appréciation portée par la juridiction néerlandaise. L’analyse de la compétence de la juridiction d’origine est ainsi enfermée dans le cadre normatif que cette juridiction a elle-même appliqué, conformément à la hiérarchie établie par le règlement Bruxelles I bis. Cette démarche prépare le terrain pour un contrôle très limité au stade de la reconnaissance.
B. Le caractère exhaustif des motifs de refus de reconnaissance
Face à la demande de la juridiction de renvoi d’évaluer la possibilité de refuser la reconnaissance, la Cour oppose une fin de non-recevoir catégorique. Elle examine successivement les deux fondements envisageables, l’exception d’ordre public et la violation des règles de compétence. S’agissant de l’ordre public, visé à l’article 45, paragraphe 1, point a), du règlement, la Cour souligne que le paragraphe 3 du même article « ne peut être appliqué aux règles de compétence ». La violation d’une règle de compétence, fût-elle issue d’une clause attributive de juridiction, ne peut donc constituer une atteinte manifeste à l’ordre public de l’État membre requis.
Ensuite, la Cour refuse d’interpréter de manière extensive l’article 45, paragraphe 1, point e), qui autorise le refus de reconnaissance en cas de violation des règles sur les compétences exclusives ou protectrices. Le texte vise explicitement la section 6 du chapitre II du règlement, relative aux compétences exclusives de l’article 24, mais non la section 7 relative à la prorogation de compétence de l’article 25. La Cour affirme qu’une lecture aussi large serait *contra legem*, s’en tenant au « libellé clair et non équivoque » de la disposition. Cette interprétation littérale réaffirme le caractère limitatif des motifs de refus, au service de l’objectif de circulation rapide et simple des décisions.
II. La prééminence de la libre circulation des jugements sur la volonté contractuelle
En refusant de sanctionner la méconnaissance d’une clause attributive de juridiction au stade de la reconnaissance, la Cour opère un arbitrage clair en faveur de la fluidité de l’espace judiciaire européen (A), faisant de la confiance mutuelle le pilier de son raisonnement (B).
A. L’efficacité des clauses attributives de juridiction sacrifiée au stade de la reconnaissance
Le règlement n° 1215/2012 a pourtant manifesté, notamment à son considérant 22, une volonté de renforcer l’efficacité des clauses attributives de juridiction pour éviter les manœuvres dilatoires. Le mécanisme de litispendance spécifique de l’article 31, paragraphe 2, qui impose à la juridiction non désignée de surseoir à statuer, en est la preuve. Cependant, la décision commentée démontre que cette protection renforcée opère principalement au stade de la détermination de la compétence et non à celui de la reconnaissance. Une fois qu’une décision est rendue par une juridiction d’un État membre et qu’elle est devenue définitive, le système bascule vers une logique de reconnaissance quasi automatique.
La Cour admet implicitement qu’une éventuelle erreur d’appréciation de la juridiction d’origine quant à sa propre compétence, ou quant à l’articulation entre la CMR et le règlement, ne peut plus être corrigée par le juge de l’État requis. L’argument selon lequel la reconnaissance aboutirait à un résultat moins favorable pour l’une des parties, en raison d’une loi applicable différente, est également écarté. Ce risque est considéré comme la conséquence d’une décision sur la compétence qui n’est plus susceptible de contrôle. La protection de la volonté des parties trouve ainsi sa limite dans le respect dû à une décision de justice émanant d’un autre État membre.
B. La confiance mutuelle comme fondement de l’espace judiciaire européen
Cette solution illustre avec force le principe de confiance mutuelle qui sous-tend l’ensemble de la coopération judiciaire en matière civile dans l’Union. Ce principe impose que le juge de l’État requis ne soit pas en mesure de substituer sa propre appréciation à celle du juge d’origine. Le règlement n° 1215/2012 interdit la révision au fond de la décision étrangère, et la Cour réaffirme que cette interdiction s’étend au contrôle de la compétence, hormis les cas très restreints expressément prévus. La violation d’une clause d’élection de for n’est pas jugée comme une atteinte à un droit fondamental si grave qu’elle justifierait de faire jouer l’exception d’ordre public.
En définitive, la Cour de justice envoie un message clair aux justiciables. La défense d’une clause attributive de juridiction doit être menée avec la plus grande vigueur devant la première juridiction saisie, en épuisant toutes les voies de recours disponibles dans l’État d’origine. L’échec de cette contestation initiale, ou l’absence de recours, scelle le sort de la décision. Sa circulation au sein de l’Union est alors garantie, consolidant un espace judiciaire où la reconnaissance des jugements prime sur les éventuelles imperfections des décisions nationales.