Par un arrêt rendu sur renvoi préjudiciel, la Cour de justice de l’Union européenne clarifie l’articulation entre la réglementation pharmaceutique de l’Union et les prérogatives des États membres en matière de politique de santé et de maîtrise des dépenses. L’affaire trouve son origine dans la pratique d’utilisation, pour des indications ophtalmologiques, d’un médicament dont l’autorisation de mise sur le marché ne visait que des traitements oncologiques. Cette utilisation hors des termes de l’autorisation était motivée par le coût significativement moins élevé de ce médicament par rapport à une autre spécialité pharmaceutique, spécifiquement autorisée pour les affections oculaires concernées. L’utilisation en ophtalmologie nécessitait un reconditionnement du médicament initial, consistant à extraire le principe actif de son flacon d’origine pour le fractionner en seringues à usage unique adaptées à une administration intravitréenne.
Une législation nationale avait organisé la prise en charge de cette utilisation hors autorisation par le service national de santé, dès lors qu’elle était jugée conforme aux données de la science et qu’elle répondait à des impératifs d’économie. En application de cette législation, l’agence nationale du médicament avait inscrit ce médicament sur la liste des spécialités remboursables pour l’indication ophtalmologique et avait défini un cadre strict pour son reconditionnement en pharmacie hospitalière et son administration. La société pharmaceutique titulaire de l’autorisation de mise sur le marché du médicament plus coûteux, spécifiquement autorisé, a contesté cette décision devant les juridictions administratives nationales. Soutenant que cette pratique contrevenait aux règles européennes sur l’autorisation de mise sur le marché et la pharmacovigilance, elle a obtenu que la plus haute juridiction administrative nationale saisisse la Cour de justice de plusieurs questions préjudicielles.
Il était donc demandé à la Cour de justice si le droit de l’Union s’opposait à une réglementation nationale qui, pour des raisons économiques, organise et encourage l’utilisation à grande échelle d’un médicament en dehors des indications thérapeutiques prévues par son autorisation de mise sur le marché, alors même qu’une alternative autorisée est disponible. Cette question impliquait de déterminer si une telle pratique nécessitait une nouvelle autorisation de mise sur le marché, si le reconditionnement en pharmacie soustrayait le produit au champ d’application du droit pharmaceutique de l’Union, et si le suivi de la sécurité par une autorité nationale empiétait sur les compétences de l’Agence européenne des médicaments.
La Cour de justice répond que le droit de l’Union ne s’oppose pas à une telle réglementation nationale, sous réserve du respect de certaines conditions visant à garantir la sécurité des patients. Elle juge que le reconditionnement ne soustrait pas le médicament à la réglementation européenne, mais que ni une nouvelle autorisation de mise sur le marché ni une autorisation de fabrication ne sont requises lorsque l’opération est réalisée en pharmacie sur la base de prescriptions médicales individuelles. Enfin, elle valide la compétence de l’autorité nationale pour assurer un suivi de pharmacovigilance, estimant que celle-ci complète le système de l’Union.
L’analyse de la Cour s’articule autour de la qualification juridique de l’opération de reconditionnement et de ses conséquences au regard des exigences du droit pharmaceutique (I), permettant de reconnaître la validité de la démarche nationale au nom de la compétence des États en matière de santé (II).
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**I. La qualification de l’usage hors autorisation au regard du droit pharmaceutique**
La Cour de justice a d’abord dû déterminer le statut du médicament une fois reconditionné, pour ensuite apprécier si cette opération imposait l’obtention de nouvelles autorisations. Elle a ainsi confirmé que le produit reconditionné demeurait un médicament soumis à la directive (A), tout en considérant que son utilisation dans ce cadre n’exigeait pas une nouvelle autorisation de mise sur le marché (B).
**A. Le maintien du médicament reconditionné dans le champ du droit pharmaceutique de l’Union**
La première étape du raisonnement de la Cour consiste à écarter l’idée que le médicament reconditionné pourrait être assimilé à une préparation magistrale et, par conséquent, être exclu du champ d’application de la directive 2001/83/CE. L’article 3 de cette directive prévoit en effet une dérogation pour les médicaments préparés en pharmacie selon une prescription médicale destinée à un malade déterminé. Cependant, la Cour souligne que cette exclusion ne vise que les médicaments « préparés » intégralement en pharmacie, ce qui n’est pas le cas d’une spécialité pharmaceutique fabriquée industriellement puis simplement reconditionnée. Le médicament en cause étant produit de manière industrielle par une entreprise pharmaceutique, les opérations ultérieures de reconditionnement n’altèrent pas sa nature initiale.
La Cour précise que ces opérations ne sont pas assimilables à la « préparation » d’un nouveau médicament et ne peuvent donc relever de l’exception prévue à l’article 3. Cette interprétation est essentielle car elle garantit que le médicament, même utilisé hors de son autorisation initiale, reste sous le contrôle de la réglementation pharmaceutique européenne. La Cour affirme qu’une conclusion contraire « viendrait rompre le contrôle que cette directive instaure sur l’ensemble de la chaîne de distribution du médicament ». En maintenant le produit dans le giron de la directive, la Cour assure l’application continue des dispositions relatives à la pharmacovigilance, à la traçabilité et au contrôle de qualité, qui constituent le fondement de la protection de la santé publique au sein de l’Union.
**B. La conformité de l’usage hors autorisation de mise sur le marché aux exigences de la réglementation**
Une fois établi que le médicament reconditionné reste soumis à la directive, la Cour examine si son utilisation pour une nouvelle indication et sous une nouvelle présentation requiert une autorisation de mise sur le marché (AMM) ou une autorisation de fabrication distinctes. Elle répond par la négative, en se fondant sur une interprétation pragmatique des textes. S’agissant de l’AMM, prévue à l’article 6 de la directive 2001/83, la Cour juge qu’une nouvelle autorisation n’est pas nécessaire dès lors que le reconditionnement « est effectué uniquement sur la base d’ordonnances individuelles prescrivant une telle opération ». L’intervention se situe en aval de la mise sur le marché initiale et découle d’une décision thérapeutique individualisée, même si elle s’inscrit dans un cadre organisé à grande échelle.
Concernant l’autorisation de fabrication visée à l’article 40, la Cour rappelle qu’une dérogation est prévue pour les opérations de division ou de conditionnement exécutées par des pharmaciens « uniquement en vue de la délivrance au détail ». Elle estime que l’administration d’un médicament en milieu hospitalier à un patient déterminé s’inscrit dans cette logique de délivrance au détail. Par conséquent, si le reconditionnement est effectué par une pharmacie hospitalière dûment habilitée, sur prescription médicale, en vue de l’administration à un patient, l’opération n’est pas soumise à une autorisation de fabrication. Cette solution permet de concilier la rigueur du cadre réglementaire avec la réalité des pratiques médicales et pharmaceutiques nécessaires à l’optimisation des thérapies.
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**II. La conciliation entre la prérogative des États et la sécurité sanitaire de l’Union**
La décision de la Cour de justice illustre l’équilibre délicat entre la compétence des États membres pour organiser leur système de santé (A) et les garanties harmonisées au niveau de l’Union pour assurer la sécurité des patients (B).
**A. La consécration de la prérogative des États membres en matière de politique de santé**
En validant la réglementation nationale, la Cour réaffirme un principe fondamental du droit de l’Union, consacré à l’article 168, paragraphe 7, du TFUE : les États membres restent compétents pour définir leur politique de santé, ainsi que pour l’organisation et la fourniture de services de santé et de soins médicaux. Cette compétence inclut la gestion des ressources financières de leurs régimes d’assurance maladie. Les dispositions de la directive 2001/83 et du règlement n° 726/2004 confirment d’ailleurs expressément que le droit de l’Union n’affecte pas la compétence des autorités nationales en matière de fixation des prix des médicaments et de leur remboursement.
La décision commentée donne une portée concrète à ce principe. Elle admet que des considérations économiques puissent légitimement fonder la décision d’un État membre de favoriser l’utilisation hors AMM d’un médicament moins onéreux, même en présence d’une alternative thérapeutique autorisée et plus coûteuse. La Cour reconnaît ainsi que, dans l’exercice de leur compétence, les États membres peuvent prendre des mesures actives pour maîtriser leurs dépenses pharmaceutiques, à la condition de ne pas enfreindre les règles fondamentales du droit de l’Union, notamment celles visant la sécurité des médicaments. La solution adoptée constitue donc une reconnaissance du pouvoir de régulation économique des États dans un secteur fortement harmonisé.
**B. L’encadrement de la compétence nationale par les impératifs de sécurité sanitaire**
Si la Cour reconnaît une marge de manœuvre importante aux États membres, elle prend soin de la circonscrire aux exigences de la santé publique. La validité de la pratique nationale repose sur le respect de plusieurs garde-fous. Le premier est le rôle central de la prescription médicale individuelle, qui assure que la décision d’utiliser le médicament hors AMM demeure un acte médical relevant de la responsabilité du prescripteur. Le second est la mise en place d’un système de surveillance adéquat. La Cour estime que la compétence attribuée à l’agence nationale du médicament pour suivre la sécurité de cet usage n’entre pas en conflit avec les prérogatives de l’Agence européenne des médicaments.
Au contraire, elle juge qu’un tel suivi national est non seulement compatible avec le système de pharmacovigilance de l’Union, mais peut même le renforcer. L’article 101 de la directive 2001/83 prévoit explicitement que la pharmacovigilance couvre aussi bien l’utilisation conforme aux termes de l’AMM que l’utilisation non conforme. Dès lors, une mesure nationale qui organise un suivi spécifique pour une utilisation hors AMM à grande échelle s’inscrit dans la logique du système européen. La Cour énonce que les mécanismes nationaux sont autorisés « pour autant que leur mise en œuvre complète, voire renforce, le système de pharmacovigilance instauré par le règlement n° 726/2004 ». Ainsi, la compétence nationale en matière de politique de santé s’exerce dans le respect du cadre de sécurité défini par l’Union, garantissant un niveau élevé de protection pour les patients sur tout le territoire.