Cour de justice de l’Union européenne, le 21 novembre 2024, n°C-297/23

Par un arrêt rendu le 6 octobre 2025, la Cour de justice de l’Union européenne a rejeté le pourvoi formé contre une décision du Tribunal de l’Union européenne, validant ainsi la démarche de la Commission européenne qui avait ordonné la révocation de renseignements contraignants en matière d’origine. En l’espèce, une entreprise américaine spécialisée dans la fabrication de motocycles avait annoncé, en réponse à l’instauration de droits de douane additionnels par l’Union européenne sur ses produits, son intention de délocaliser une partie de sa production destinée au marché de l’Union vers l’une de ses usines située en Thaïlande afin d’éviter cette charge tarifaire. Saisies par l’importateur, les autorités douanières belges avaient par la suite délivré des renseignements contraignants en matière d’origine, attestant que les motocycles ainsi produits étaient originaires de Thaïlande. La Commission européenne, estimant que ces opérations n’étaient pas économiquement justifiées au sens du droit douanier de l’Union, a adopté une décision d’exécution imposant au Royaume de Belgique de révoquer ces renseignements. Les entreprises concernées ont alors formé un recours en annulation contre cette décision devant le Tribunal de l’Union européenne, qui l’a rejeté. La Cour de justice, saisie d’un pourvoi contre l’arrêt du Tribunal, était donc amenée à se prononcer sur l’interprétation des conditions dans lesquelles une opération de transformation peut être considérée comme n’étant pas économiquement justifiée lorsqu’il est établi que son objectif était d’éviter l’application de mesures de politique commerciale. La Cour de justice a confirmé l’analyse du Tribunal, jugeant que l’objectif d’éviter de telles mesures n’a pas besoin d’être exclusif, mais qu’il suffit qu’il soit principal ou dominant pour que l’opération soit réputée ne pas être économiquement justifiée.

Cette solution conduit à consacrer une appréciation de la justification économique d’une opération de production fondée sur la recherche de son but prépondérant (I), ce qui a pour effet de subordonner la liberté d’organisation des opérateurs économiques aux objectifs de la politique commerciale de l’Union (II).

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I. La consécration du critère de l’objectif dominant dans l’appréciation de la justification économique

L’arrêt commenté valide l’interprétation selon laquelle la justification économique d’une dernière transformation substantielle, au sens du code des douanes de l’Union, doit être écartée lorsque son mobile prépondérant est d’éluder des mesures tarifaires (A), instaurant de ce fait un régime probatoire spécifique à la charge de l’opérateur économique (B).

A. La qualification de l’objectif principal comme critère d’exclusion de l’origine

La Cour de justice était invitée à clarifier la portée de l’article 33 du règlement délégué 2015/2446, qui répute non justifiée économiquement une transformation dont « l’objectif de cette opération était d’éviter l’application » de certaines mesures de l’Union. Le Tribunal avait jugé que cette disposition visait les situations où l’évitement des mesures constituait l’objectif principal ou dominant, sans nécessairement être le seul motif de l’opération. En confirmant cette lecture, la Cour de justice écarte une interprétation plus restrictive qui aurait limité l’application de ce texte aux seules délocalisations artificielles, dépourvues de toute autre rationalité économique.

L’arrêt énonce ainsi que « si, sur la base des éléments de fait disponibles, il apparaît que l’objectif principal ou dominant d’une délocalisation était d’éviter l’application de mesures de politique commerciale de l’Union, il convient alors de considérer cette délocalisation comme ne pouvant pas, par principe, être économiquement justifiée ». Cette approche finaliste permet d’assurer l’effet utile de la disposition, qui serait privée de portée si la simple existence d’objectifs secondaires, même réels, suffisait à écarter sa mise en œuvre. La détermination de l’origine non préférentielle ne repose donc pas uniquement sur une analyse technique et matérielle du processus de fabrication, mais intègre un élément intentionnel apprécié de manière objective, à savoir le but premier de la structuration de la chaîne de production.

B. L’aménagement de la charge de la preuve en défaveur de l’opérateur

La reconnaissance du critère de l’objectif dominant emporte des conséquences significatives sur le plan probatoire. La Cour confirme que l’existence de cet objectif peut être établie sur la base d’un faisceau d’indices concordants, au premier rang desquels figurent les déclarations publiques de l’entreprise elle-même et la coïncidence temporelle entre la délocalisation et l’instauration des mesures commerciales. En l’occurrence, le rapport destiné aux actionnaires, indiquant explicitement que la délocalisation visait à « éviter la charge tarifaire », constituait un élément de fait déterminant.

Une fois ces éléments réunis par l’autorité douanière, le fardeau de la preuve est renversé. Se référant à une jurisprudence antérieure, la Cour juge qu’il « appartient à l’opérateur économique concerné d’apporter la preuve d’un motif raisonnable, autre que celui d’échapper aux conséquences découlant des dispositions en cause, pour la réalisation des opérations de fabrication dans le pays où la production a été délocalisée ». Cette preuve doit porter sur les motivations ayant présidé à la décision au moment où elle fut prise, et non sur une simple rationalisation économique a posteriori. Une telle exigence rend particulièrement difficile pour un opérateur de contredire ses propres communications initiales, renforçant ainsi la position de la Commission dans son contrôle du respect des politiques commerciales.

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II. La primauté des objectifs de la politique commerciale sur la liberté de l’opérateur

En validant l’analyse du Tribunal, la Cour de justice subordonne clairement la liberté d’entreprise des opérateurs aux impératifs de la politique commerciale commune (A) et réaffirme par la même occasion le rôle central de la Commission comme gardienne de l’application uniforme du droit douanier (B).

A. Le rejet de l’optimisation économique comme justification absolue

Les requérantes tentaient de justifier leur démarche en opérant une analogie avec le domaine fiscal, où la jurisprudence reconnaît à un assujetti le droit de structurer son activité de manière à limiter sa dette d’impôt. La Cour écarte cet argument en soulignant que cette liberté trouve sa limite dans la notion de pratique abusive, laquelle est caractérisée lorsque l’opération a pour but essentiel l’obtention d’un avantage fiscal. Loin de contredire l’approche retenue en matière douanière, cette comparaison la renforce.

En effet, le raisonnement suivi par la Cour aligne le traitement des opérations visant à éluder les droits de douane sur celui des montages destinés à contourner l’impôt. L’arrêt rappelle que la constatation d’une pratique abusive « exige notamment qu’il résulte d’un ensemble d’éléments objectifs que les opérations en cause ont pour but essentiel l’obtention d’un avantage ». Le principe de liberté d’entreprise ne saurait donc être invoqué pour protéger des stratégies dont le mobile prépondérant est de neutraliser les effets d’une mesure de politique commerciale légitimement adoptée par l’Union, celle-ci constituant l’expression de sa souveraineté. L’organisation d’une chaîne d’approvisionnement demeure libre, à condition qu’elle ne soit pas principalement dictée par la volonté de contourner la loi douanière.

B. L’affirmation du pouvoir de contrôle de la Commission

Le litige offrait également à la Cour l’occasion de se prononcer sur l’étendue des pouvoirs de la Commission face aux décisions des autorités douanières nationales. Les requérantes invoquaient notamment la violation des principes de confiance légitime et de sécurité juridique, arguant que la révocation tardive de renseignements contraignants sur lesquels elles avaient fondé des décisions d’investissement majeures leur causait un préjudice. Cet argument est fermement rejeté.

La Cour rappelle qu’un renseignement contraignant en matière d’origine « n’a pas pour objectif et ne saurait avoir pour effet de garantir définitivement à l’opérateur économique que l’origine des marchandises à laquelle cette décision se réfère ne sera pas par la suite modifiée ». Le code des douanes de l’Union habilite expressément la Commission à exiger la révocation de tels renseignements afin d’assurer une détermination correcte et uniforme de l’origine des marchandises. Cette prérogative est essentielle au bon fonctionnement de l’union douanière, car elle prévient les divergences d’interprétation entre États membres. L’arrêt confirme ainsi que la protection de la confiance légitime ne peut être invoquée pour maintenir une situation contraire au droit de l’Union, en particulier lorsque celle-ci résulte d’une application erronée d’une règle dont les termes sont clairs.

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Hassan KOHEN
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