Cour de justice de l’Union européenne, le 21 octobre 2021, n°C-824/19

Par une décision préjudicielle rendue sur renvoi d’une juridiction bulgare, la Cour de justice de l’Union européenne a été amenée à se prononcer sur la compatibilité avec le droit de l’Union d’une pratique nationale excluant une personne atteinte de cécité des fonctions de juré de jugement. En l’espèce, une personne titulaire d’un diplôme en droit et présentant une déficience visuelle totale avait été admise en qualité de jurée de jugement et affectée à une chambre pénale. Cependant, durant plus d’une année, la juge présidant cette chambre refusa de la faire participer aux audiences, invoquant son handicap. La jurée non-voyante a saisi la commission nationale de défense contre la discrimination, qui a constaté l’existence d’une discrimination fondée sur le handicap et a sanctionné la juge ainsi que le président du tribunal. Ces derniers ont formé un recours, arguant que la nature des fonctions de juré, et notamment la nécessité d’apprécier directement les preuves, constituait une exigence professionnelle incompatible avec la cécité. La juridiction administrative suprême, saisie en cassation, a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour de justice une question préjudicielle. Il s’agissait de déterminer si le droit de l’Union, en particulier la directive 2000/78/CE portant création d’un cadre général en faveur de l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail, s’oppose à ce qu’une personne atteinte de cécité soit privée de toute possibilité d’exercer les fonctions de juré de jugement. La Cour de justice répond par l’affirmative, considérant qu’une exclusion générale et absolue constitue une discrimination illicite. La Cour, par cette décision, affirme avec force le principe de non-discrimination en matière d’emploi (I), tout en encadrant strictement les dérogations possibles fondées sur les exigences professionnelles (II).

I. La consécration du droit à l’accès aux fonctions de juré pour les personnes handicapées

La Cour de justice établit d’abord que la situation litigieuse relève bien du champ d’application du droit de l’Union en matière de non-discrimination (A), avant de qualifier sans équivoque le traitement subi de discrimination directe fondée sur le handicap (B).

A. L’applicabilité du droit de l’Union en matière de non-discrimination

La Cour rappelle que la directive 2000/78 a pour objet d’établir un cadre général pour lutter contre la discrimination en matière d’emploi et de travail. Pour ce faire, elle vérifie que les deux conditions matérielles d’application sont réunies. D’une part, les fonctions de juré de jugement sont qualifiées d’activité professionnelle rémunérée, ce qui les fait entrer dans le champ des « conditions d’accès à l’emploi » et des « conditions d’emploi et de travail » au sens de l’article 3 de la directive. D’autre part, la Cour confirme que la situation de la requérante, atteinte d’une « perte de la vue permanente », correspond à la notion de « handicap ». Elle se réfère à sa jurisprudence constante, définissant le handicap comme « une limitation de la capacité, résultant notamment d’atteintes physiques, mentales ou psychiques durables, dont l’interaction avec différentes barrières peut faire obstacle à la pleine et effective participation de la personne concernée à la vie professionnelle sur la base de l’égalité avec les autres travailleurs ». Le litige entre donc pleinement dans le périmètre de protection offert par la directive.

B. La caractérisation d’une discrimination directe fondée sur le handicap

Une fois l’applicabilité de la directive établie, la Cour examine la nature du traitement réservé à la jurée. Elle s’appuie sur l’article 2, paragraphe 2, sous a), de la directive, qui définit la discrimination directe comme la situation dans laquelle « une personne est traitée de manière moins favorable qu’une autre ne l’est, ne l’a été ou ne le serait dans une situation comparable », en raison d’un des motifs protégés. En l’espèce, il est constant que la jurée « n’a été admise à participer à aucune des audiences de sa chambre d’affectation, et ce en raison de sa cécité ». Ce faisant, elle a subi un traitement défavorable par rapport aux autres jurés de la même chambre, qui ne présentaient pas ce handicap. La Cour conclut donc à l’existence d’une différence de traitement directement fondée sur le handicap, ce qui établit une présomption de discrimination. Une fois la différence de traitement caractérisée, il convenait d’examiner si celle-ci pouvait être justifiée au regard des dispositions du droit de l’Union.

II. Le rejet d’une exclusion générale et absolue au profit d’une approche individualisée

La Cour analyse ensuite la justification avancée par les juges nationaux, fondée sur l’existence d’une exigence professionnelle, pour la rejeter. Elle procède à une interprétation stricte de cette notion (A) et rappelle l’obligation primordiale d’examiner la possibilité d’aménagements raisonnables (B).

A. L’interprétation stricte de la notion d’« exigence professionnelle essentielle et déterminante »

La directive 2000/78, en son article 4, paragraphe 1, permet une différence de traitement si une caractéristique liée à un motif de discrimination « constitue une exigence professionnelle essentielle et déterminante ». Toutefois, la Cour souligne que cette disposition, constituant une dérogation au principe de non-discrimination, doit être interprétée de manière stricte. Si elle reconnaît que la vision « peut également être considérée comme une “exigence professionnelle essentielle et déterminante” », elle assortit immédiatement cette possibilité d’une condition cruciale. Une telle exigence n’est admissible que « pour autant que de tels examen et appréciation desdits éléments de preuve ne puissent pas être effectués au moyen, notamment, de dispositifs médico-techniques ». La Cour admet que l’objectif de garantir le respect des principes de la procédure pénale est légitime. Cependant, elle refuse qu’une caractéristique physique, telle que la vue, soit considérée a priori comme une condition indispensable, sans une analyse concrète des tâches à accomplir et des moyens de compensation possibles.

B. L’obligation d’examiner les aménagements raisonnables

Le cœur du raisonnement de la Cour réside dans l’obligation de proportionnalité de la mesure d’exclusion, qui doit être appréciée au regard de l’obligation de prévoir des « aménagements raisonnables », consacrée à l’article 5 de la directive. La Cour critique le fait que la jurée « a été exclue de manière absolue de la participation aux affaires traitées par la chambre pénale à laquelle elle était affectée, sans que sa capacité individuelle à remplir ses fonctions soit évaluée et sans que la possibilité de remédier à d’éventuelles difficultés […] soit examinée ». Cette obligation est renforcée par l’article 26 de la Charte des droits fondamentaux et par la Convention des Nations unies relative aux droits des personnes handicapées, qui promeuvent une approche inclusive. En l’occurrence, la Cour relève un élément factuel déterminant : la jurée a pu, par la suite, participer au jugement de nombreuses affaires pénales après la mise en place d’un système d’affectation électronique. Cette circonstance démontre qu’une exclusion totale et préalable était disproportionnée. La décision impose ainsi aux autorités nationales de passer d’une logique d’exclusion fondée sur une présomption d’incapacité à une approche individualisée, fondée sur une évaluation concrète des capacités de la personne et des possibilités d’aménagement de son poste de travail.

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Hassan KOHEN
Avocat Associé

Hassan Kohen

Avocat au Barreau de Paris • Droit Pénal & Droit du Travail

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