Par un arrêt du 21 septembre 2006, la Cour de justice des Communautés européennes a précisé les contours de la libre prestation de services en matière de détachement de travailleurs ressortissants d’États tiers. En l’espèce, la Commission des Communautés européennes avait engagé une procédure en manquement à l’encontre d’un État membre en raison de sa législation nationale. Cette dernière subordonnait le détachement de salariés ressortissants d’États tiers, par une entreprise établie dans un autre État membre, à l’obtention d’une « confirmation de détachement européen ». La délivrance de ce document était conditionnée, d’une part, à une ancienneté d’un an du salarié dans l’entreprise d’origine ou à l’existence d’un contrat à durée indéterminée, et d’autre part, au respect des conditions de salaire et d’emploi de l’État d’accueil. De plus, la législation prévoyait un refus automatique de titre de séjour pour tout travailleur détaché entré sur le territoire national sans visa, sans possibilité de régulariser sa situation administrative. Saisie de cette affaire, la Cour de justice devait déterminer si de telles exigences constituaient une restriction disproportionnée à la libre prestation de services garantie par l’article 49 du Traité CE. La Cour conclut au manquement, jugeant que tant le système de confirmation préalable que le refus automatique de régularisation du séjour constituent des entraves injustifiées à cette liberté fondamentale. La solution clarifie ainsi l’équilibre entre les prérogatives nationales en matière de politique sociale et d’immigration et les exigences du droit communautaire.
La Cour censure fermement une réglementation nationale qui, sous couvert de simples formalités déclaratives, instaure un véritable régime d’autorisation préalable (I), tout en invalidant une mesure de police des étrangers dont l’automaticité porte une atteinte excessive à une liberté économique fondamentale (II).
I. La condamnation d’un régime d’autorisation préalable déguisé
La Cour de justice s’attache d’abord à requalifier la nature de la formalité administrative imposée par l’État membre, la considérant comme une autorisation préalable restrictive (A), avant d’en examiner les conditions de fond pour en constater le caractère disproportionné (B).
A. La requalification de la formalité en autorisation préalable
La défense de l’État membre reposait sur la nature prétendument déclaratoire de la « confirmation de détachement européen ». La Cour écarte cet argument en se fondant sur une analyse pragmatique de la procédure. Elle observe que le document n’est pas délivré sur simple déclaration, mais à l’issue d’un contrôle de conditions de fond par les autorités nationales. De surcroît, son obtention conditionne la légalité même du détachement et donc le commencement de la prestation de services. Pour la Cour, il ne fait aucun doute que « la procédure de confirmation de détachement européen revêt le caractère d’une procédure d’autorisation ». Cette requalification est déterminante, car la jurisprudence considère de manière constante qu’une autorisation administrative préalable pour un prestataire de services établi dans un autre État membre constitue par principe une restriction à l’article 49 CE. Le délai de six semaines prévu pour la délivrance de cette confirmation vient aggraver le caractère contraignant de la mesure, rendant l’exercice de la prestation de services particulièrement difficile, voire illusoire pour des missions de courte durée.
B. La censure des conditions de fond disproportionnées
Une fois la restriction caractérisée, la Cour examine si celle-ci peut être justifiée par des raisons impérieuses d’intérêt général, telles que la protection des travailleurs. Elle analyse les deux conditions de fond imposées par la législation nationale. Concernant l’exigence de respect des conditions de salaire et d’emploi autrichiennes, la Cour relève qu’un tel contrôle a priori ne tient pas compte des obligations auxquelles l’entreprise est déjà soumise dans son État d’établissement. Des mécanismes moins contraignants, comme un contrôle a posteriori, suffiraient à atteindre l’objectif de protection sociale. S’agissant de la condition d’une relation de travail d’au moins un an ou d’un contrat à durée indéterminée, la Cour juge qu’« une telle mesure excède ce qui peut être exigé au nom de l’objectif de protection sociale ». Elle rappelle que la notion d’emploi « régulier et habituel » issue de sa jurisprudence antérieure ne saurait être interprétée comme imposant une durée minimale d’emploi. L’objectif de lutte contre le détournement de la libre prestation de services à des fins de simple mise à disposition de main-d’œuvre peut être atteint par des mesures moins restrictives, comme l’obligation de déclaration préalable déjà existante.
Au-delà du contrôle des conditions du détachement, c’est l’articulation entre la libre prestation de services et les règles nationales d’immigration qui se trouve au cœur de la seconde partie du raisonnement de la Cour.
II. La primauté de la libre prestation de services sur l’automaticité des règles migratoires
La Cour sanctionne ensuite la rigidité de la politique d’immigration de l’État membre, qui ignore les droits découlant du droit communautaire (A), affirmant ainsi la nécessité de proportionner les contrôles nationaux aux exigences des libertés économiques (B).
A. Le caractère disproportionné du refus automatique de séjour
Le second grief de la Commission portait sur le refus systématique et sans exception de délivrer un titre de séjour à un travailleur détaché entré sur le territoire sans visa. L’État membre justifiait cette mesure par la sauvegarde de l’ordre public et de la sécurité publique. La Cour, tout en reconnaissant la compétence des États en matière d’entrée et de séjour des ressortissants d’États tiers, rappelle que cette compétence doit s’exercer dans le respect du droit communautaire. L’automaticité de la sanction est ici l’élément déterminant de son analyse. Elle considère qu’une telle mesure est disproportionnée car elle ne permet aucune appréciation au cas par cas de la menace réelle et suffisamment grave que le travailleur pourrait représenter pour un intérêt fondamental de la société. Le seul fait d’une entrée irrégulière, alors que le travailleur est par ailleurs légalement détaché par une entreprise usant d’une liberté fondamentale, ne suffit pas à justifier une mesure aussi radicale. La Cour conclut que le caractère automatique du refus « doit être considéré comme disproportionné par rapport à l’objectif qu’il vise à atteindre ».
B. La nécessaire conciliation entre contrôle migratoire et liberté économique
Cet arrêt rappelle avec force que le droit pour une entreprise de détacher ses propres travailleurs, y compris ceux qui ne sont pas des ressortissants communautaires, est le corollaire indispensable de la libre prestation de services. Les formalités nationales en matière d’immigration, bien que légitimes dans leur principe, ne sauraient faire obstacle à cette liberté. En sanctionnant l’automaticité du refus de séjour, la Cour impose aux autorités nationales une obligation de procéder à un examen individuel de la situation de chaque travailleur. Cette solution signifie que l’irrégularité administrative de l’entrée sur le territoire ne peut primer sur la légalité substantielle du détachement au regard du droit de l’Union. Les États membres conservent la faculté de contrôler la situation des travailleurs détachés et de sanctionner les infractions à leurs règles migratoires, mais ils doivent le faire par des moyens qui ne rendent pas excessivement difficile, voire impossible, la réalisation de prestations de services transfrontalières. La Cour réaffirme ainsi la place centrale du principe de proportionnalité dans l’arbitrage entre les compétences nationales et les libertés garanties par le traité.