Par un arrêt en date du 21 septembre 2016, la Cour de justice de l’Union européenne a précisé la portée du principe d’égalité de traitement inscrit dans l’accord sur la libre circulation des personnes conclu entre la Communauté européenne et la Confédération suisse. En l’espèce, un ressortissant allemand résidant en Allemagne a exercé une activité d’enseignement salariée à titre accessoire pour le compte d’un établissement de droit public situé en Suisse. Dans sa déclaration de revenus, il a sollicité le bénéfice d’une exonération fiscale prévue par la législation allemande pour les revenus tirés de telles activités. L’administration fiscale a toutefois rejeté sa demande au motif que la loi réservait cet avantage aux activités exercées au service d’une personne morale de droit public établie dans un État membre de l’Union européenne ou dans un État partie à l’accord sur l’Espace économique européen, ce qui excluait de fait les employeurs suisses.
Saisie du litige, l’administration fiscale a confirmé sa position, conduisant le contribuable à former un recours devant le Finanzgericht Baden-Württemberg. Cette juridiction, confrontée à une possible contradiction entre le droit national et le droit de l’Union, a décidé de surseoir à statuer. Elle a saisi la Cour de justice d’une question préjudicielle visant à déterminer si les dispositions de l’accord sur la libre circulation des personnes, et notamment le principe d’égalité de traitement qu’il consacre, s’opposent à une législation nationale telle que celle en cause. La question de droit posée à la Cour était donc de savoir si un État membre peut refuser un avantage fiscal à l’un de ses ressortissants résidents au seul motif que son activité salariée, bien que de même nature que celles éligibles, est exercée sur le territoire de la Confédération suisse.
À cette question, la Cour de justice a répondu par l’affirmative. Elle a jugé que les dispositions de l’accord relatives à l’égalité de traitement des travailleurs salariés interdisent une telle législation. Selon la Cour, refuser l’exonération fiscale à un ressortissant résident qui a fait usage de son droit à la libre circulation pour travailler en Suisse, alors qu’il y aurait eu droit en travaillant dans un État membre, constitue une inégalité de traitement non justifiée. La Cour, en retenant une interprétation large du principe de non-discrimination, confirme la primauté de la libre circulation des personnes (I), tout en assurant la cohérence de sa jurisprudence au-delà du seul cadre de l’Union européenne (II).
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I. La consécration d’une conception large du principe de non-discrimination
La Cour affirme que la situation du travailleur frontalier relève pleinement du champ d’application de l’accord sur la libre circulation des personnes, lui ouvrant droit au principe d’égalité de traitement (A), ce qui conduit à qualifier la législation allemande de restriction injustifiée à cette liberté (B).
A. L’application du principe d’égalité de traitement au travailleur frontalier
La Cour rappelle d’abord que l’objectif de l’accord sur la libre circulation des personnes est de garantir aux ressortissants des parties contractantes des droits équivalents à ceux existant au sein de l’Union, notamment en matière de conditions de travail. En l’espèce, le requérant, en se déplaçant en Suisse pour y exercer une activité salariée, a manifestement fait usage de la liberté que lui confère cet accord. Il est donc en droit d’invoquer les garanties qui y sont attachées.
Le cœur de l’argumentation de la Cour repose sur l’article 9, paragraphe 2, de l’annexe I de l’accord, qui dispose que « le travailleur salarié et les membres de sa famille […] bénéficient des mêmes avantages fiscaux et sociaux que les travailleurs salariés nationaux et les membres de leur famille ». La Cour précise que ce principe d’égalité de traitement peut être invoqué par un ressortissant à l’encontre de son propre État de résidence. Ainsi, un travailleur allemand ne saurait être traité moins favorablement par l’Allemagne au seul motif qu’il exerce son activité en Suisse plutôt que sur le territoire national ou dans un autre État membre.
B. La caractérisation d’une restriction injustifiée à la libre circulation
Une fois le principe d’égalité de traitement jugé applicable, la Cour examine si la législation allemande y porte atteinte. Elle constate que cette législation instaure une différence de traitement fiscal entre les contribuables résidents allemands. Le bénéfice de l’exonération dépend en effet uniquement du lieu d’établissement de l’employeur. Un enseignant exerçant son activité pour une entité publique en France ou en Autriche en bénéficie, mais pas celui qui l’exerce pour une entité similaire en Suisse.
La Cour en déduit que « cette différence de traitement est susceptible de dissuader les contribuables résidents allemands d’exercer leur droit à la libre circulation en accomplissant une activité salariée d’enseignement sur le territoire suisse ». Une telle mesure constitue une entrave, en principe contraire à l’article 9 de l’annexe I de l’accord. La Cour établit ainsi un lien direct entre l’inégalité de traitement fiscal et la restriction à la liberté fondamentale de circulation, ouvrant la voie à une analyse de ses justifications potentielles.
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Une telle restriction, une fois établie, ne pouvait être admise que si elle poursuivait un objectif légitime et proportionné. C’est ce que la Cour examine en transposant une solution jurisprudentielle bien établie.
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II. L’extension de la jurisprudence de l’Union au cadre de l’accord Suisse-UE
Pour écarter toute justification à la restriction, la Cour procède par analogie avec sa jurisprudence antérieure (A), conférant ainsi à sa décision une portée significative en alignant le statut du travailleur en Suisse sur celui du travailleur de l’Union (B).
A. Le rejet des justifications classiques fondées sur l’intérêt général
La Cour se réfère explicitement à son arrêt du 18 décembre 2007, *Jundt*, qui portait sur la même disposition fiscale allemande mais dans un contexte purement intracommunautaire. Dans cette affaire, elle avait déjà jugé qu’une telle différence de traitement ne pouvait être justifiée ni par un objectif de promotion de l’enseignement national, ni par la nécessité de garantir la cohérence du régime fiscal.
La Cour estime que « ces considérations sont transposables à une situation telle que celle en cause au principal ». Elle souligne que le fait que l’activité soit exercée à titre salarié, et non indépendant comme dans l’affaire *Jundt*, est indifférent. Ce qui importe est que la législation affecte le choix du contribuable quant au lieu d’exercice de son activité, entravant ainsi sa liberté de circulation. En l’absence d’un lien direct entre l’avantage fiscal accordé et un prélèvement fiscal déterminé qui le compenserait, l’argument de la cohérence fiscale est inopérant.
B. La portée de la décision : l’alignement du statut du travailleur en Suisse sur celui du travailleur de l’Union
En appliquant le raisonnement de l’arrêt *Jundt* à une situation relevant de l’accord avec la Confédération suisse, la Cour renforce considérablement la portée de cet accord. Elle confirme que lorsque de tels accords internationaux incorporent des notions du droit de l’Union, comme celle de l’égalité de traitement, ces notions doivent être interprétées à la lumière de la jurisprudence de la Cour. Il en résulte un alignement de la protection accordée aux travailleurs se déplaçant entre l’Union et la Suisse sur celle garantie au sein même de l’Union.
Cette décision établit clairement que les États membres ne peuvent créer de discriminations fiscales indirectes qui pénaliseraient leurs ressortissants choisissant de travailler en Suisse. Elle a donc une portée pratique importante pour les milliers de travailleurs frontaliers. Juridiquement, elle illustre la force d’attraction du droit de l’Union et la volonté de la Cour d’assurer une application homogène des principes fondamentaux, même dans le cadre de ses relations avec des États tiers par le biais d’accords bilatéraux.