Cour de justice de l’Union européenne, le 21 septembre 2023, n°C-164/22

Par un arrêt en date du 21 septembre 2023, la Cour de justice de l’Union européenne a précisé les contours du principe *ne bis in idem* dans le cadre de l’exécution d’un mandat d’arrêt européen. En l’espèce, un ressortissant espagnol, déjà condamné et incarcéré en Espagne pour des faits d’escroquerie aggravée et de blanchiment d’argent commis par l’intermédiaire d’une société espagnole, a fait l’objet d’un mandat d’arrêt européen émis par une autorité judiciaire portugaise. Ce mandat visait à l’exécution d’une peine d’emprisonnement pour escroquerie aggravée, prononcée au Portugal pour des faits similaires commis via une société de droit portugais. Bien que distinctes, les deux entités étaient dirigées par la même personne et opéraient selon un mode opératoire frauduleux identique de type pyramidal.

La procédure a débuté en Espagne lorsque l’autorité judiciaire d’exécution, saisie du mandat d’arrêt, a refusé la remise de l’intéressé en raison de sa nationalité, tout en ordonnant l’exécution en Espagne de la peine prononcée au Portugal. La personne recherchée a formé un recours contre cette décision devant l’Audiencia Nacional, invoquant le principe *ne bis in idem*. Elle soutenait avoir déjà été jugée pour les mêmes faits par la juridiction espagnole. La juridiction de renvoi, tout en penchant pour une absence d’identité des faits, a relevé que le droit pénal espagnol pourrait qualifier l’ensemble des agissements de part et d’autre de la frontière d’« infraction pénale continue ». Cette qualification aurait pour conséquence, en droit interne, l’application d’une peine unique plafonnée. Face à cette tension entre le droit de l’Union et ses propres mécanismes juridiques, la juridiction espagnole a saisi la Cour de justice d’une question préjudicielle.

Le problème de droit soumis à la Cour consistait à déterminer si le principe *ne bis in idem*, tel que prévu à l’article 3, point 2, de la décision-cadre 2002/584/JAI, s’oppose à l’exécution d’un mandat d’arrêt européen lorsque les faits poursuivis, bien que matériellement distincts, sont susceptibles d’être qualifiés d’« infraction pénale continue » par le droit de l’État membre d’exécution.

La Cour de justice a répondu par la négative, en affirmant que l’existence de « mêmes faits » doit être appréciée de manière autonome et uniforme au regard du droit de l’Union, indépendamment de la qualification juridique retenue par les droits nationaux. La Cour a ainsi jugé que des activités frauduleuses, bien que relevant d’un même mode opératoire, mais déployées dans deux États membres par l’intermédiaire de deux personnes morales distinctes et au préjudice de victimes différentes, ne constituent pas des faits identiques.

Cette solution consacre une interprétation autonome et stricte de la notion de « mêmes faits » (I), dont la portée pratique renforce l’effectivité du mandat d’arrêt européen au détriment d’une approche unifiée de la répression pénale (II).

I. L’interprétation autonome de la notion de « mêmes faits »

La Cour de justice rappelle avec fermeté que la notion de « mêmes faits » est un concept autonome du droit de l’Union, ce qui conduit à une analyse factuelle stricte (A) et à l’exclusion des qualifications juridiques nationales (B).

A. La réaffirmation du critère de l’ensemble des faits indissociablement liés

La Cour de justice s’appuie sur sa jurisprudence constante pour définir la notion de « mêmes faits ». Elle énonce que celle-ci « doit être interprétée comme visant la seule matérialité des faits et englobant un ensemble de circonstances concrètes indissociablement liées entre elles ». Cette approche privilégie une analyse purement factuelle, détachée de toute considération juridique. Pour déterminer si les faits sont identiques, il convient d’examiner s’ils impliquent le même auteur et sont unis par un lien indissociable dans le temps et dans l’espace.

En l’espèce, la Cour applique ce critère avec rigueur. Elle relève que les activités frauduleuses ont été menées par l’intermédiaire de deux personnes morales distinctes, l’une établie en Espagne et l’autre au Portugal. De plus, les victimes des deux schémas frauduleux n’étaient pas les mêmes, les unes résidant principalement en Espagne et les autres au Portugal. La Cour observe également que l’activité au Portugal s’est poursuivie après la cessation de celle en Espagne. Ces éléments factuels distincts amènent logiquement la Cour à conclure que les faits jugés en Espagne et ceux jugés au Portugal n’étaient pas « indissociablement liés entre eux ». Par conséquent, la condition de l’identité des faits, essentielle à l’application du principe *ne bis in idem*, n’est pas remplie.

B. L’indifférence de la qualification nationale d’infraction continue

La principale clarification apportée par cet arrêt réside dans le rejet explicite de l’influence des qualifications juridiques nationales sur l’appréciation des « mêmes faits ». La juridiction de renvoi s’interrogeait sur la pertinence de la notion d’« infraction pénale continue » existant en droit espagnol. Cette qualification aurait permis de traiter l’ensemble des agissements comme un tout unifié sur le plan pénal.

La Cour écarte fermement cette perspective. Elle juge que la circonstance que les infractions commises en Espagne et au Portugal puissent être qualifiées d’« infraction pénale continue » selon le droit espagnol « ne saurait remettre en cause cette conclusion ». Pour la Cour, admettre qu’une qualification nationale puisse déterminer l’application de l’article 3, point 2, de la décision-cadre porterait atteinte à l’interprétation autonome et uniforme de cette disposition. L’efficacité du système du mandat d’arrêt européen repose sur des concepts unifiés qui ne sauraient varier au gré des spécificités de chaque ordre juridique national. En agissant ainsi, la Cour préserve la cohérence de la coopération judiciaire pénale au sein de l’Union.

La solution retenue par la Cour de justice, si elle clarifie le sens du principe *ne bis in idem*, n’est pas sans conséquences sur la situation des personnes poursuivies dans plusieurs États membres et sur la coordination des réponses pénales.

II. La portée de la solution au service de l’efficacité de la coopération pénale

L’arrêt renforce le mécanisme du mandat d’arrêt européen en limitant les motifs de refus d’exécution (A), tout en laissant en suspens la question de la proportionnalité des peines cumulées (B).

A. La primauté de l’effectivité du mandat d’arrêt européen

En adoptant une interprétation stricte et autonome de la notion de « mêmes faits », la Cour de justice privilégie l’objectif d’efficacité qui sous-tend la décision-cadre 2002/584. Le système du mandat d’arrêt européen est fondé sur le principe de reconnaissance mutuelle et vise à simplifier et à accélérer les procédures de remise entre États membres. Permettre à un État membre d’exécution d’invoquer ses propres qualifications juridiques pour refuser une remise créerait une incertitude juridique et risquerait de paralyser la coopération.

La décision garantit ainsi que le motif de non-exécution obligatoire tiré du principe *ne bis in idem* ne soit utilisé que dans des cas où une identité matérielle et objective des faits est incontestable. Cette approche pragmatique empêche que des concepts juridiques nationaux, aussi légitimes soient-ils, ne deviennent des obstacles à la lutte contre l’impunité à l’échelle de l’Union. La confiance mutuelle entre les systèmes judiciaires, pierre angulaire de l’espace de liberté, de sécurité et de justice, se trouve ainsi confortée. L’arrêt réaffirme que la finalité du mandat d’arrêt européen est d’assurer l’exécution des décisions pénales, non de les harmoniser.

B. La question éludée de la coordination des peines

Si la première question a reçu une réponse claire, la Cour de justice a déclaré la seconde question irrecevable. Celle-ci portait sur l’absence, en droit espagnol, d’un mécanisme permettant d’adapter ou de fusionner les peines prononcées dans différents États membres pour des faits connexes, afin de garantir leur proportionnalité. La Cour a estimé cette question hypothétique, car elle ne se posait pas au stade de la décision sur l’exécution du mandat d’arrêt, mais relèverait d’une procédure ultérieure concernant l’exécution de la peine.

Cette irrecevabilité, bien que procéduralement fondée, met en lumière une lacune du droit de l’Union. La situation de l’espèce conduit à l’exécution successive de deux peines d’emprisonnement distinctes, sans mécanisme de coordination pour en assurer la proportionnalité globale. La personne condamnée se trouve ainsi dans une situation potentiellement moins favorable que si l’ensemble des faits avait été jugé par une seule juridiction nationale. Si la Cour préserve l’efficacité de la coopération, elle laisse sans réponse la question de l’harmonisation des conséquences du cumul de poursuites pour des faits connexes au sein de l’Union, un enjeu pourtant central pour la protection des droits fondamentaux des justiciables.

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Hassan KOHEN
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