Par un arrêt rendu le 25 mai 2023, la Cour de justice de l’Union européenne se prononce sur les conditions d’appréciation d’une mesure fiscale nationale au regard de la qualification d’aide d’État. La Cour précise l’articulation entre les critères de l’avantage économique et de la sélectivité, en particulier dans le cadre du contrôle juridictionnel d’une décision de la Commission européenne de ne pas ouvrir la procédure formelle d’examen.
En l’espèce, une association professionnelle et une exploitante d’appareils de jeux avaient déposé une plainte auprès de la Commission, alléguant qu’une mesure fiscale adoptée par une entité fédérée d’un État membre constituait une aide d’État illégale en faveur des exploitants de casinos publics. Cette mesure permettait à ces derniers de déduire un prélèvement spécifique sur leurs bénéfices de l’assiette de l’impôt sur les sociétés et de la taxe professionnelle. La Commission, au terme de son examen préliminaire, avait conclu à l’absence d’aide d’État et décidé de ne pas ouvrir la procédure formelle d’examen. Pour ce faire, elle avait estimé, d’une part, que la mesure n’était pas sélective car la déductibilité découlait de l’application du régime fiscal normal et, d’autre part, qu’elle ne conférait aucun avantage économique, la charge dudit prélèvement étant supérieure au gain fiscal en résultant.
Saisi d’un recours en annulation par les plaignantes, le Tribunal de l’Union européenne l’a rejeté par une ordonnance. Il a jugé que les arguments des requérantes, qui contestaient uniquement l’analyse de la Commission relative à l’absence de sélectivité, étaient inopérants. Selon le Tribunal, dès lors que la constatation de l’absence d’avantage économique n’était pas contestée, la mesure ne pouvait, en tout état de cause, être qualifiée d’aide d’État, rendant inutile l’examen des critiques portant sur la sélectivité. Les requérantes ont alors formé un pourvoi devant la Cour de justice, soutenant que le Tribunal avait commis une erreur de droit en dissociant l’analyse de l’avantage de celle de la sélectivité.
Il était donc demandé à la Cour de justice de déterminer si le Tribunal pouvait valablement écarter comme inopérants des arguments contestant l’identification du régime fiscal de référence au motif qu’ils ne visaient que la condition de sélectivité, alors même que l’appréciation de l’avantage économique dépendait de cette même identification.
La Cour de justice répond par la négative et annule l’ordonnance du Tribunal. Elle juge que l’identification du régime fiscal « normal » est un préalable indispensable à l’appréciation non seulement de la sélectivité, mais aussi de l’existence même d’un avantage. Elle affirme qu’une « erreur commise dans cette détermination vicie nécessairement l’ensemble de l’analyse de la condition relative à la sélectivité ». Par conséquent, en refusant d’examiner les arguments des requérantes relatifs à la correcte définition du système de référence, le Tribunal a commis une erreur de droit.
Cette décision rappelle avec force que l’analyse d’une mesure fiscale au regard du droit des aides d’État repose sur une méthode rigoureuse, dont les différentes étapes sont interdépendantes (I). La censure opérée par la Cour de justice renforce ainsi les garanties procédurales offertes aux parties intéressées dans le contentieux des aides d’État (II).
I. L’indivisibilité de l’avantage sélectif en matière fiscale
La Cour de justice, en censurant le raisonnement du Tribunal, réaffirme que la recherche d’une aide d’État fiscale impose une analyse unitaire de l’avantage et de la sélectivité, deux notions dont l’appréciation dépend d’une étape liminaire commune (A), ce qui interdit de les examiner comme des critères entièrement autonomes (B).
A. La primauté de la correcte identification du régime fiscal de référence
L’arrêt commenté rappelle la méthodologie constante de l’examen du caractère sélectif d’une mesure fiscale. Cet examen en trois temps impose à la Commission, dans un premier temps, d’identifier le régime fiscal « normal » applicable dans l’État membre concerné. C’est seulement ensuite qu’elle doit démontrer, dans un deuxième temps, que la mesure en cause y déroge, avant de vérifier, dans un troisième temps, si cette dérogation est justifiée par la nature ou l’économie du système. La Cour souligne que la première étape, soit la détermination du système de référence, constitue le point de départ de toute l’analyse comparative.
Elle précise avec une clarté particulière que cette identification doit se fonder exclusivement sur le droit interne de l’État membre. Ainsi, la Cour énonce que « seul le droit national applicable dans l’État membre concerné doit être pris en compte en vue d’identifier le système de référence en matière de fiscalité directe ». Le litige portait précisément sur ce point, les requérantes soutenant que la Commission avait mal interprété le droit fiscal national en qualifiant le prélèvement litigieux d’« impôt spécifique » déductible, alors qu’il s’agirait en réalité d’une distribution de bénéfices non déductible. En refusant d’examiner ce grief, le Tribunal a ignoré le caractère fondamental de cette première étape, qui conditionne la validité de toute l’analyse subséquente.
B. L’identification du régime de référence comme préalable à l’appréciation de l’avantage économique
La portée principale de l’arrêt réside dans le lien indissociable que la Cour établit entre l’identification du système de référence et la constatation de l’avantage économique. Le Tribunal avait considéré que l’absence d’avantage pouvait être établie indépendamment de toute question de sélectivité. La Cour de justice contredit cette approche en jugeant que « l’existence d’un avantage économique, au sens de l’article 107, paragraphe 1, TFUE, ne peut être établie que par rapport à une imposition dite “normale” ».
Autrement dit, pour déterminer si une entreprise bénéficie d’un avantage, il est impératif de définir d’abord la charge fiscale qu’elle aurait normalement dû supporter. Cette charge « normale » est précisément définie par le système de référence. Par conséquent, une erreur dans l’identification de ce système fausse non seulement l’analyse de la sélectivité, mais également celle de l’avantage lui-même. La Cour conclut logiquement qu’une telle erreur « aurait nécessairement vicié l’ensemble de l’analyse de la Commission de la condition relative à l’existence d’un avantage sélectif et ce en ses deux composantes ». Cette approche met fin à la tentation de scinder artificiellement l’examen d’une mesure fiscale en deux analyses étanches, celle de l’avantage et celle de la sélectivité.
II. La portée procédurale de la censure d’une analyse disjointe des critères de l’aide
En sanctionnant l’approche du Tribunal, la Cour de justice ne se limite pas à une clarification méthodologique. Elle tire les conséquences de cette interdépendance sur le plan procédural, en condamnant une approche trop formaliste du contrôle juridictionnel (A) et en renforçant par là même les droits des plaignants (B).
A. La sanction d’un contrôle juridictionnel formaliste et lacunaire
L’ordonnance du Tribunal reposait sur un syllogisme simple : les requérantes n’ayant pas contesté l’absence d’avantage, leur recours était voué à l’échec même si leurs arguments sur la sélectivité étaient fondés. En jugeant un tel raisonnement erroné, la Cour de justice critique une conception restrictive de l’office du juge. Le Tribunal ne pouvait se dispenser d’examiner un argument central au seul motif qu’il n’était formellement rattaché qu’à une seule des conditions de l’aide d’État, alors qu’il était matériellement pertinent pour plusieurs.
La Cour écarte également l’argument de la Commission selon lequel le Tribunal aurait statué *ultra petita* s’il avait examiné l’existence d’un avantage. Elle rappelle que si le juge est lié par la demande des parties, il n’est pas tenu « par les seuls arguments invoqués par celles-ci au soutien de leurs prétentions, sauf à se voir contraint, le cas échéant, de fonder sa décision sur des considérations juridiques erronées ». Les requérantes demandaient l’annulation de la décision de la Commission en contestant l’identification du système de référence. Cet argument étant pertinent pour l’appréciation de l’avantage comme de la sélectivité, le Tribunal devait l’examiner dans toutes ses dimensions sans pour autant outrepasser les limites du litige.
B. Le renforcement des garanties des plaignants lors de l’examen préliminaire
Au-delà du cas d’espèce, cette décision revêt une importance particulière pour les tiers plaignants en matière d’aides d’État. Elle confirme que la Commission ne peut clore un examen préliminaire en se fondant sur une double motivation si les deux branches de cette motivation reposent en réalité sur un postulat commun contesté par le plaignant. En soulevant des doutes sérieux sur l’interprétation du droit national par la Commission, les requérantes auraient dû conduire cette dernière à ouvrir la procédure formelle d’examen.
En refusant d’examiner ces doutes, le Tribunal a privé les requérantes de leurs droits procéduraux. L’annulation de son ordonnance et le renvoi de l’affaire devant lui l’obligent désormais à procéder à l’examen qu’il avait éludé. Il devra se prononcer sur le fond, à savoir sur la correcte interprétation du droit fiscal national, et déterminer si la qualification du prélèvement litigieux par la Commission était fondée. La solution adoptée par la Cour de justice garantit ainsi que les arguments substantiels soulevés par les parties intéressées reçoivent une réponse juridictionnelle effective, y compris au stade du pourvoi, renforçant la protection contre les décisions de classement potentiellement hâtives de la Commission.