Par un arrêt du 22 avril 2010, la Cour de justice de l’Union européenne a précisé les conditions d’exercice du droit à déduction de la taxe sur la valeur ajoutée dans le cadre du régime transitoire de taxation des échanges intracommunautaires. Cette décision met en lumière la logique des mécanismes de sauvegarde destinés à prévenir la non-imposition des opérations, tout en définissant les limites des droits de l’assujetti confronté à une taxation supplétive.
En l’espèce, des sociétés établies aux Pays-Bas avaient acquis des biens auprès de fournisseurs situés dans d’autres États membres de l’Union. Ces biens étaient ensuite revendus et expédiés directement à des acheteurs dans un troisième État membre, notamment en Espagne ou à Chypre. Pour ces acquisitions, les sociétés acquéreuses avaient communiqué leur numéro d’identification à la taxe sur la valeur ajoutée néerlandais, sans toutefois apporter la preuve que lesdites acquisitions avaient été soumises à la taxe dans l’État membre de destination finale des biens.
L’administration fiscale de l’État membre d’identification, les Pays-Bas, a estimé que, conformément aux dispositions de la sixième directive TVA, le lieu de ces acquisitions devait être réputé se situer sur son territoire. Elle a par conséquent procédé à un redressement fiscal, refusant cependant aux sociétés le droit de déduire la taxe ainsi mise à leur charge. Les juridictions nationales de première instance et d’appel ont eu à connaître du litige, aboutissant à des solutions divergentes quant à l’existence d’un droit à déduction. Saisi en cassation, le Hoge Raad der Nederlanden a sursis à statuer et a interrogé la Cour de justice sur la compatibilité de ce refus de déduction avec le droit de l’Union.
La question posée à la Cour était donc de savoir si un assujetti, dont l’acquisition intracommunautaire est imposée dans l’État membre lui ayant attribué son numéro d’identification en application d’une règle de sauvegarde, bénéficie dans ce même État d’un droit à déduction immédiat de la taxe ainsi acquittée.
À cette interrogation, la Cour répond par la négative, en jugeant que l’assujetti « n’a pas le droit de déduire immédiatement la taxe sur la valeur ajoutée ayant grevé en amont une acquisition intracommunautaire ».
Cette solution, fondée sur une interprétation stricte des finalités du régime transitoire, confirme l’existence d’un mécanisme de sauvegarde qui prime sur le droit à déduction immédiat (I), tout en faisant peser sur l’opérateur économique les conséquences d’une localisation fiscale imparfaitement maîtrisée (II).
I. La consécration d’un mécanisme de sauvegarde privatif du droit à déduction
La Cour de justice justifie le refus du droit à déduction en rappelant la nature et l’objectif de la règle de localisation subsidiaire prévue par la directive. Cette règle, en établissant une présomption de taxation dans l’État membre d’identification, vise à garantir la perception de l’impôt (A), une finalité qui serait compromise par l’octroi d’une déduction immédiate (B).
A. La localisation fictive de l’acquisition pour garantir l’imposition
Le régime transitoire de TVA repose sur le principe de la taxation des acquisitions intracommunautaires dans l’État membre d’arrivée des biens. L’article 28 ter, A, paragraphe 1, de la sixième directive énonce ainsi que « le lieu d’une acquisition intracommunautaire de biens est réputé se situer à l’endroit où les biens se trouvent au moment de l’arrivée de l’expédition ou du transport à destination de l’acquéreur ». Cette règle assure que la recette fiscale bénéficie à l’État membre de consommation.
Toutefois, pour pallier le risque qu’une acquisition échappe à toute taxation, notamment dans les opérations en chaîne, le législateur a prévu une règle de sauvegarde. L’article 28 ter, A, paragraphe 2, dispose que le lieu de l’acquisition est réputé se situer sur le territoire de l’État membre qui a attribué le numéro d’identification à la TVA à l’acquéreur, si ce dernier n’établit pas que l’acquisition a été taxée dans l’État de destination. La Cour souligne ainsi que cette disposition vise « à garantir l’assujettissement de l’acquisition intracommunautaire en cause ». L’utilisation du numéro d’identification d’un État membre crée un lien fiscal qui justifie cette localisation supplétive et préventive.
B. Le rejet de la déduction au nom de la cohérence du régime transitoire
L’argument principal des acquéreurs consistait à faire valoir le principe de neutralité de la TVA, qui implique normalement un droit à déduction immédiat de la taxe payée en amont. La Cour écarte cette analyse en se fondant sur les conditions d’exercice de ce droit. Selon l’article 17 de la sixième directive, la déduction est ouverte si les biens sont utilisés pour les besoins d’opérations taxées de l’assujetti. Or, dans les faits de l’espèce, les biens n’ont jamais été matériellement introduits dans l’État membre d’identification.
Dès lors, la Cour estime que ces biens ne peuvent être regardés comme ayant été utilisés pour des opérations taxées dans cet État. Elle en déduit que « de telles acquisitions intracommunautaires ne sauraient bénéficier du régime général de déduction prévu audit article ». Accorder un droit à déduction immédiat reviendrait à neutraliser l’effet de la règle de sauvegarde. L’assujetti n’aurait plus aucune incitation à démontrer la taxation effective dans l’État de destination, ce qui mettrait « en péril l’application de la règle de base » et l’objectif de taxation au lieu de consommation.
II. La portée d’une solution rigoureuse pour l’assujetti
En validant le refus de déduction, la Cour de justice impose une discipline stricte aux opérateurs économiques impliqués dans des flux transfrontaliers complexes. La charge de la preuve devient un enjeu majeur pour l’assujetti (A), dont l’unique recours pour corriger sa situation réside dans un mécanisme de régularisation a posteriori (B).
A. La charge probatoire renforcée de l’opérateur économique
La décision met en exergue la responsabilité de l’assujetti dans la sécurisation de ses flux de TVA. Le déclenchement de la taxation dans l’État d’identification n’est pas une option, mais la conséquence d’un défaut de preuve. Il incombe à l’acquéreur d’établir que son acquisition a été correctement déclarée et taxée dans l’État membre de destination finale. Cette preuve peut s’avérer complexe à obtenir, en particulier dans une chaîne de transactions où l’opérateur intermédiaire n’a pas toujours la maîtrise des obligations déclaratives de son propre client.
La Cour rappelle à cet égard que les mécanismes de coopération administrative entre les États membres ne sont pas conçus pour suppléer la carence de l’assujetti dans l’administration de cette preuve. La charge probatoire pèse donc entièrement sur l’opérateur, qui subit seul les conséquences financières d’une taxation sans déduction en cas d’échec. Cette situation crée une trésorerie négative et une charge fiscale effective, en contradiction temporaire avec le principe de neutralité.
B. L’unique remède de la régularisation pour éviter la double imposition
La Cour ne laisse pas l’assujetti sans solution, mais celle-ci est conditionnelle et différée. Le seul remède offert par la directive pour éviter une double imposition définitive est le mécanisme correcteur prévu à l’article 28 ter, A, paragraphe 2, deuxième alinéa. Cette disposition prévoit que si l’acquisition est finalement taxée dans l’État d’arrivée après l’avoir été dans l’État d’identification, « la base d’imposition est réduite à due concurrence » dans ce dernier.
Il ne s’agit donc pas d’un droit à déduction, mais d’un droit à régularisation de la base d’imposition initialement taxée. Cette correction n’est possible que si l’assujetti apporte la preuve a posteriori de l’imposition dans l’État membre de destination. L’arrêt confirme ainsi que le régime général de déduction de l’article 17 est inapplicable dans cette hypothèse spécifique. La solution préserve la logique incitative de la règle de sauvegarde, tout en offrant une porte de sortie à l’assujetti diligent capable de reconstituer la chaîne de taxation.