Cour de justice de l’Union européenne, le 22 décembre 2010, n°C-103/09

Par un arrêt en date du 22 décembre 2010, la Cour de justice de l’Union européenne a précisé les contours de la notion de pratique abusive en matière de taxe sur la valeur ajoutée. En l’espèce, un groupe de sociétés exerçant principalement des activités exonérées, et donc avec un droit à déduction de la taxe payée en amont quasi inexistant, avait mis en place une structure particulière pour l’acquisition de ses équipements. Plutôt que d’acheter directement les actifs et de supporter immédiatement la charge d’une TVA non déductible, le groupe recourait à un montage impliquant une de ses filiales, qui acquérait les biens et les donnait en crédit-bail à une société tierce intermédiaire. Cette dernière les sous-louait ensuite aux sociétés opérationnelles du groupe. Ce schéma permettait d’échelonner le paiement de la TVA non déductible sur la durée des contrats de location plutôt que de l’acquitter intégralement lors de l’achat.

L’administration fiscale nationale a remis en cause ce montage, le considérant comme une pratique abusive. Saisie du litige, la juridiction de renvoi a interrogé la Cour de justice sur la compatibilité d’une telle structure avec la sixième directive TVA. Il s’agissait de déterminer si le choix d’une opération de crédit-bail, plutôt qu’un achat direct, dans le but d’obtenir un avantage fiscal consistant en un différé de paiement, pouvait être qualifié d’abusif. La question se posait également de savoir si l’analyse devait tenir compte du fait que de telles opérations n’entraient pas dans le cadre des transactions commerciales habituelles de l’entreprise.

La Cour a jugé que le recours à une opération de crédit-bail pour différer une charge de TVA n’est pas en soi constitutif d’une pratique abusive. Elle a cependant posé des limites à cette liberté de choix en subordonnant sa validité au respect des conditions normales de marché et à l’absence d’éléments artificiels visant à contourner la loi. La Cour précise ainsi la frontière entre l’optimisation fiscale légitime et la pratique abusive, en se concentrant non sur le choix de l’opération mais sur les modalités de sa mise en œuvre.

Il conviendra d’analyser la solution de la Cour en examinant d’une part la consécration du libre choix de l’assujetti pour la voie la moins imposée (I), et d’autre part l’encadrement de cette liberté par la recherche d’éléments artificiels caractérisant l’abus (II).

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I. La légitimité du choix d’une voie moins imposée

La Cour de justice réaffirme avec force le droit pour un assujetti de choisir la structure d’activité la plus avantageuse sur le plan fiscal, tout en dissociant l’analyse de l’abus du caractère habituel des opérations pour l’entreprise.

A. La réaffirmation du droit de l’assujetti à l’optimisation fiscale

La Cour rappelle un principe fondamental en matière de TVA, selon lequel un opérateur économique est libre de structurer ses affaires de manière à réduire sa charge fiscale. Elle énonce clairement que « lorsque l’assujetti a le choix entre deux opérations, la sixième directive ne lui impose pas de choisir celle qui implique le paiement du montant de la TVA le plus élevé. Au contraire, l’assujetti a le droit de choisir la structure de son activité de manière à limiter sa dette fiscale ». Ce faisant, elle valide le raisonnement économique qui peut conduire un assujetti à préférer le crédit-bail à l’achat direct.

Dans le cas d’espèce, l’avantage fiscal obtenu ne consistait pas en une exonération ou une réduction indue de la taxe, mais en un simple échelonnement de la charge fiscale. Le recours à des opérations de crédit-bail, qui sont des prestations de services soumises à la TVA, plutôt qu’à une livraison de biens, a pour effet de fractionner le paiement de la TVA non déductible. Pour la Cour, un tel avantage, découlant d’une opération économique reconnue et réglementée par la directive, n’est pas en soi contraire aux objectifs de celle-ci. L’essentiel demeure que la TVA due sur chaque loyer soit correctement déclarée et acquittée.

B. L’indifférence du caractère habituel de l’opération

La juridiction de renvoi s’interrogeait sur l’importance à accorder à la notion de « transactions commerciales normales », se demandant si le recours à un montage inhabituel pour l’entreprise concernée pouvait constituer un indice d’abus. La Cour écarte ce critère subjectif avec une grande clarté. Elle affirme que « la constatation de l’existence d’une pratique abusive résulte non pas de la nature des transactions commerciales auxquelles l’auteur des opérations en cause se livre normalement, mais de l’objet, de la finalité et des effets de ces opérations ».

Cette précision est essentielle car elle ancre l’analyse de l’abus dans une approche purement objective. Peu importe que l’entreprise soit une spécialiste du crédit-bail ou qu’elle n’y ait jamais eu recours auparavant. Le seul prisme d’analyse pertinent est celui de la transaction elle-même, de sa substance économique et de sa finalité au regard des objectifs de la directive. En agissant de la sorte, la Cour évite d’introduire une insécurité juridique pour les entreprises qui souhaiteraient légitimement s’engager dans de nouvelles activités ou structurations, même si celles-ci sont motivées par des considérations fiscales.

Si la Cour admet la légitimité du choix de l’assujetti, elle prend soin de le cantonner dans des limites strictes, au-delà desquelles le montage peut être qualifié d’abusif.

II. La sanction de l’artificialité du montage comme critère de l’abus

L’abus de droit se matérialise non pas dans le choix de l’opération mais dans ses modalités concrètes, lorsque celles-ci révèlent un caractère artificiel. La Cour définit ainsi les indices de l’abus et précise la portée de la sanction applicable, qui doit être strictement proportionnée.

A. L’identification des éléments constitutifs de l’abus de droit

La liberté de l’assujetti s’arrête là où commence l’artificialité. La Cour charge la juridiction nationale de vérifier si le montage ne contient pas d’éléments dépourvus de réalité économique, dont l’unique but serait de créer abusivement les conditions d’obtention de l’avantage fiscal. Deux points de contrôle principaux sont mis en exergue. Premièrement, le juge national doit s’assurer que « les conditions contractuelles relatives à ces opérations, notamment celles concernant la fixation du montant des loyers, correspondent à des conditions normales de marché ». Un loyer anormalement bas, par exemple, pourrait trahir l’absence de substance économique et le caractère artificiel du contrat.

Deuxièmement, la Cour vise directement le rôle de la société tierce. Le juge doit vérifier si « l’implication d’une société tierce intermédiaire dans lesdites opérations ne soit pas de nature à faire obstacle à l’application desdites dispositions ». Cette analyse est cruciale, car l’interposition d’une telle société pourrait avoir pour seul but d’empêcher l’administration fiscale d’appliquer des mesures nationales anti-abus, lesquelles sont fondées sur la directive elle-même. La Cour déplace ainsi le débat du principe de l’opération (le crédit-bail) vers la réalité économique de ses composantes (le prix et le rôle des intervenants).

B. La redéfinition de l’opération à des fins de juste perception de la taxe

Lorsqu’une pratique abusive est avérée, la sanction ne doit pas être une punition, mais une simple correction. La Cour rappelle que les opérations doivent être « redéfinies de manière à ce que soit rétablie la situation telle qu’elle aurait existé en l’absence des éléments de ces conditions contractuelles présentant un caractère abusif ». La mesure corrective doit donc être ciblée et proportionnée.

Concrètement, si l’abus réside dans l’interposition artificielle d’une société intermédiaire ou dans des conditions contractuelles anormales, la redéfinition consistera à ignorer cette société ou à substituer des conditions de marché aux clauses abusives. Il n’est pas question de requalifier systématiquement l’ensemble du montage en achat direct, ce qui serait une mesure excessive. La Cour insiste sur le fait que « la redéfinition opérée ne doit pas aller au-delà de ce qui est nécessaire pour assurer l’exacte perception de la TVA et éviter la fraude ». Cette approche chirurgicale garantit que seule la part abusive de l’opération est neutralisée, préservant ainsi la sécurité juridique et la substance économique du reste du montage.

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Hassan KOHEN
Avocat Associé

Hassan Kohen

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